lundi 26 janvier 2009

Qui sommes nous ?


Le comité de soutien à Yves Cusset, Sophie Foch-Rémusat, et Pierre Lauret réunit des organisations et partis politiques, des associations de défense des libertés, de lutte contre le racisme, et de soutien aux « sans papiers », des citoyens, des amis des trois philosophes placés en garde à vue pour avoir interrogé la police sur les conditions d’expulsion de trois « sans papiers » dans un avion pour Kinshasa.


Nous formons ce comité car nous trouvons inadmissible que des citoyens soient arrêtés parce qu’ils posent des questions à la police. Cette affaire s’inscrit dans un contexte général de menaces sur les libertés publiques, qui suscitent des oppositions de toute part. Et bien sûr, le renforcement de l’appareil répressif de l’Etat a pour cible privilégiée ceux qui dans notre société sont privés de droits : les résidents étrangers sans titre de séjour. Le gouvernement se flatte de les expulser à tour de bras, il affiche triomphalement les résultats de sa politique proprement inhumaine, puisqu’elle considère des hommes, des femmes, des enfants vivant sur notre sol comme du gibier à traquer, des gens de trop, du chiffre à réaliser. 


Dans ces conditions, il nous paraît légitime que des citoyens, à plus forte raison des philosophes, posent publiquement des questions face à des situations dont nul ne peut croire qu’elles sont moralement neutres. Le gouvernement français et Air France voudraient que chaque passager s’isole dans un silence pesant et honteux, et ferme les yeux sur les personnes menottées qui voyagent à l’arrière en « classe prison ». Ils encouragent la démission politique et morale. 


Nous ne l’acceptons pas. Nous soutenons les trois philosophes qui ont fait entendre leurs voix. Nous appelons à nous rejoindre tous ceux qui veulent défendre les libertés publiques ; tous ceux qui s’interrogent sur la politique française d’immigration et d’identité nationale ; tous ceux qui pensent qu’en démocratie c’est le droit de chacun de s’exprimer face à ce qui l’inquiète ou l’indigne.

dimanche 25 janvier 2009

Total contrôle

lérama le 25 janvier 2009

 

La frénésie répressive de Nicolas Sarkozy est-elle efficace ? Philosophes, juristes, psychiatres, ex-policier, simple citoyen... tous en doutent. Et sont persuadés qu'elle est dangereuse pour la liberté de chacun.

 

C'est un arbre vénérable, aux racines profondes mais au feuillage ­léger : l'Arbre de la liberté qu'on plantait jadis sur les grand-places et que les bourrasques de l'Histoire ont tour à tour ployé et redressé. Depuis que Nicolas le jardinier s'en est vu confier l'entretien, un méchant coup de froid s'est abattu sur lui : des branches cassent, les libertés publiques se ramassent à la pelle. Pluie de lois répressives votées par le Parlement, création d'une ribambelle de délits, alourdissement des peines, augmentation spectaculaire des gardes à vue et des condamnations pour outrage, multiplication des expulsions, des atteintes au droit d'expression et à la présomption d'innocence : Gnafron joue du bâton ! Et certains craignent qu'il ne s'attaque au tronc.

(...)

 L'année 2008 laissera un souvenir amer à beaucoup trop de monde. Aux collégiens de Marciac (Gers), reniflés par des chiens policiers ; à l'ancien directeur de Libé Vittorio de Filippis ; au photographe de l'AFP Jean-Philippe Ksiazek, dont le travail a été effacé par des policiers lors d'une manifestation de lycéens à Lyon ; à Julien Coupat et Yldune Lévy, qualifiés de « terroristes » à la va-vite ; et à Hervé Eon, condamné, après qu'il eut inscrit « Casse-toi pov'con » sur une banderole, pour outrage (et non pour plagiat, alors qu'il reprenait les propos du président de la République au Salon de l'agriculture 2007 !). Amer, et même un peu plus, pour tous ces indésirables que Nicolas Sarkozy n'en finit plus de désigner. Hier, c'était les prostituées, les sans-papiers et les jeunes des cités. Le cercle s'est élargi au gré des faits divers. Les statistiques du ministère de l'Intérieur ont beau montrer que, dans un taux de délinquance en hausse, le pourcentage des mineurs mis en cause baisse, le « jeune délinquant » est devenu une obsession. Au point que son emprisonnement dès l'âge de 12 ans relèverait du « bon sens », ­selon la garde des Sceaux (son Premier ministre l'a contredite). Sûr que les prisons françaises, épinglées à la fois par les Nations unies et le Conseil de l'Europe, sont le cadre rêvé pour une rapide réinsertion !

« Le problème, avec toute culture de la peur [...], rappelle Marc Crépon dans son essai, c'est qu'elle n'est jamais totalement dissociable d'une culture de l'ennemi. » L'ado délinquant n'est pas seul : le malade mental est « forcément » un psychopathe dangereux. Oubliant la grande misère de la psychiatrie, Docteur Sarko ne s'intéresse qu'à cette caté­go­rie de malades et lui promet un bel avenir : systématisation des soins sous contrainte, ouverture de 200 chambres d'isolement... Le projet de « sécurisation des hôpitaux » prend l'exact contre-pied du modèle psychiatrique des quarante dernières années, qui vise la réintégration des patients dans la société tout en les encadrant (et y parvient de moins en moins, faute de moyens). Et tant pis si les risques d'être assassiné en France par un malade mental sont infiniment moins grands que celles d'être dézingué par son voisin de palier : le rapport de la commission Violence et santé mentale dénombre qu'en 2005, sur 51 411 personnes mises en examen dans des affaires pénales, 212 ont bénéficié d'un non-lieu pour irresponsabilité mentale, c'est-à-dire 0,4 % des crimes et délits, rappelle pourtant l'« Appel des 39 », une lettre de protestation ­signée par des psychiatres et des psychanalystes après la déclaration de Nicolas Sarkozy. En revanche, la prévalence des crimes violents contre les patients psychiatriques est 11,8 fois plus importante que celle qui s'exerce contre la population générale... Diagnostic des « 39 » : « En amalgamant la folie à une pure dangerosité sociale, en assimilant la maladie mentale à la délinquance, est justifié un plan de mesures sécuri­taires inacceptables. »

“Les policiers aussi ont peur : 
ils ont peur et ils ont honte qu'on 
les oblige à appliquer cette politique.”

Inacceptables et donc contestées. Mais la contestation, c'est suspect. Demandez aux trois profs de philo qui, embarqués sur un avion d'Air France pour un colloque à Kinshasa, ont décidé d'interroger les policiers qui « raccompagnaient » au Congo des sans-papiers. Le premier, Pierre Lauret, fut débarqué manu militari. Les deux autres ont été cueillis à leur retour de Kinshasa et envoyés dix heures en garde à vue. Dialogue impossible entre des citoyens concernés et les policiers chargés de... leur sécurité ? « Quand nous sommes montés dans l'avion pour Kinshasa, on nous a distribué un papier qui disait : "Une reconduite à la frontière est une décision légitime de l'Etat français", raconte Yves Cusset, un des trois philosophes. Plus tard, un des policiers s'est levé pour nous dire que, dans une démocratie comme la nôtre, il fallait respecter les lois. Et une fois que le débat fut lancé avec les passagers, il a vite été interrompu par la menace d'un autre policier : "Faites attention à ce que vous dites, ça va se retourner contre vous." Pourquoi cette fin de non-recevoir ? Parce que les policiers aussi ont peur : ils ont peur et ils ont honte qu'on les oblige à appliquer cette politique. »

“La présomption d'innocence devient 
une vieillerie d'un autre temps.”

(...)

Olivier Pascal-Moussellard

Télérama n° 3080

lundi 19 janvier 2009

Le témoignage de Sophie Foch-Rémusat

Mon témoignage concernant les faits qui se sont déroulés sur le vol Paris-Kinshasa du 16 déc dernier.

 

Je suis enseignante en philosophie. A la FCPE et au RESF j’ai été et demeure engagée aux côtés des sans papiers. Le 16 décembre dernier, dans l’avion qui nous conduisait, mes collègues et moi à un colloque universitaire à Kinshasa, j’ai, réfléchi parlé et échangé avec d’autres au sujet de l’expulsion de trois sans papiers, dont une femme, présents menottés au fond de l’avion dans cette quatrième classe dite « prison » que la compagnie « Air France » impose à ses clients en les prenant au dépourvu.

J’ai posé des questions au chef de mission de l’escorte policière pour savoir s’il infirmait ou confirmait que les expulsés étaient des « violeurs » comme l’avait prétendu la personne qui distribuait les tracts dissuasifs à l’entrée de l’avion. Après avoir été informée que ce n’était pas le cas mais qu’il s’agissait de sans-papiers jugés, condamnés et punis pour simples raisons administratives et politiques, j’ai avec d’autres exprimé ma désapprobation : la situation, ai-je dit, est assez douloureuse comme cela sans qu’il soit besoin d’en rajouter et de salir en plus l’honneur des expulsés.

Voilà ce que j’ai à dire à ce sujet. La justice est une chose, la morale en est une autre et l’honneur une troisième. Quand on n’a aucune idée de la justice, on peut néanmoins avoir le sens de la morale. Et même quand on a perdu le sens moral, par ex quand on est un brigand,  on peut encore garder celui de l’honneur. C’est très grave de retirer à quelqu’un son honneur. Celui qui n’a plus d’honneur a tout perdu : pour de nombreux êtres humains la mort est un moindre mal. Le droit à l’honneur est un droit si profondément humain que même les morts continuent de l’exiger en silence, comme le rappelle avec force l’Antigone de Sophocle.

J’affirme que s’il y a eu un problème avant le décollage du vol Paris-Kinshasa le 16 décembre dernier, c’est d’abord à cause du mensonge initial par lequel on essayait, au mépris de l’honneur des expulsés, de calmer les scrupules des passagers. Cette ultime violence est inacceptable. Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement d’un dérapage insignifiant et isolé. Des anthropologues qui étudient les conditions du retour des expulsés, comme d’autre part des militants de L’Association des Maliens Expulsés, parlent et écrivent au sujet de la honte des refoulés, de cette hantise de passer pour des criminels qui leur interdit de surmonter l’épreuve de l’expulsion et les condamne, après leur retour, à une mort sociale. La plupart d’entre eux n’osent même pas informer leurs familles de leur expulsion. Cette honte n’est pas naturelle, elle est induite et leur est imposée par surcroît par les conditions de leur rétention puis de leur expulsion. Parce que j’étais instruite de cela, il m’a paru que jouer sur et de cette honte était inadmissible et à vrai dire, assez atroce. Mon sursaut, l’élan qui m’a conduite à aller poser des questions est l’expression d’une révolte et d’une inquiétude très profondes.  Je ne suis pas une habituée de l’action, ni une militante aguerrie. Certes, je pense que la politique d’immigration européenne, particulièrement dans sa version française, est injuste et également, que cette politique est contraire aux règles de la morale.  Pourtant ce ne sont pas dans ces raisons que j’ai puisé la force de me soulever mais mue par l’impérieuse, obscure et archaïque nécessité de sauver au moins l’honneur, révoltée par l’intolérable violence du mensonge, de cette ultime injustice qui peut sembler mineure mais qui en réalité totalise toutes les autres.  Ce sont traditionnellement les femmes qui ont en charge l’avenir : ce qui se passe après, une fois que tout est perdu, une fois le combat terminé. En tant que femme, j’ai, avec d’autres, contribué à exiger et à obtenir qu’au moins ces sans-papiers, déjà privés de liberté, bannis (ce qui est une peine très lourde : Socrate la considérait pire que la mort) et spoliés par dessus le marché (car on les expulse sans leurs biens) en dépit du fait qu’ils sont innocents, recouvrent leur honneur et par là la possibilité d’un avenir.

Par la suite, durant le vol qui s’est déroulé dans une ambiance calme, particulièrement sympathique et chaleureuse, car les liens noués au décollage ne se sont pas distendus, nous avons été plusieurs à parler avec amitié entre nous et avec les sans papiers. Une collecte a été organisée pour apporter un premier secours à l’une d’entre eux, particulièrement fragile  et démunie. J’ai pris le soin de recueillir quelques témoignages au sujet de l’expulsion de mon ami Pierre Lauret.

Pour  cela j’ai été interpellée, retenue en GAV. On a traumatisé mon fils de onze ans. On a violé mon intimité : on m’a regardée nue, on a exigé que je me courbe en avant pour mieux voir mon anus. Lors d’un déplacement (mais pas lors du second), on m’a menottée et ainsi exposée aux regards dans l’aéroport de Roissy.  Si ces humiliations étaient  réglementaires et inévitables, pourquoi n’ont-elles pas été infligées à mes deux collègues masculins ?

Je n’ai aucune garantie que cela ne se reproduira pas car je suis sous le coup d’une enquête préliminaire. Je risque une condamnation.

Pourtant j’affirme que poser des questions à un agent de la force publique ne saurait être tenu pour un délit, même si ces questions révèlent de fait des pratiques honteuses. J’affirme que nul n’a le droit de m’interdire d’agir avec humanité et par amitié. Je pense que nous passagers, quelle que soit la responsabilité et dès lors le pouvoir du commandant de bord, sommes en droit, dans ce genre de cas qui est grave et pose un dilemme moral, de nous consulter et de nous exprimer sur les conditions dans lesquelles on nous transporte. Nous sommes des clients soit, mais des êtres humains, pas des marchandises inertes. Le commandant de bord a autorité sur nous parce qu’il est un expert et que lui seul sait piloter l’avion. Mais il ne saurait se transformer en tyran et n’a aucune autorité sur nous dès lors que les questions qui se posent sont d’aussi graves questions morales.

J’ajoute qu’à force d’injustices et de provocations, il n’est pas impossible, comme l’indique d’ailleurs la nervosité et la peur visibles des personnels, qu’un incident grave finisse par se produire un jour. Nous avons en plus de tout, le droit d’exiger de voyager dans des conditions de sécurité acceptables, qui ne sont pas réunies du moment que sont commises dans les avions, a fortiori en toute légalité, des actions que de plus en plus de gens jugent affreusement injustes et condamnables.

Je ne me reconnais coupable de rien dans cette affaire, je conteste avoir fait quoi que ce soit de répréhensible en sympathisant réfléchissant et conversant avec les uns et les autres dans l’avion. Je pense avoir été abusivement emprisonnée et brutalisée pour ces faits et je pense l’avoir été d’autant plus que je suis une intellectuelle et une femme.

 

J’appelle enfin à réfléchir sur ceci : choisir le lieu de sa résidence sur terre n’est-ce pas un droit humain inaliénable ? Dans le monde tel qu’il est, étant donné les conditions économiques, politiques et environnementales dans lesquelles nous vivons désormais, l’attribution des titres de séjour peut-elle continuer de dépendre exclusivement de la volonté arbitraire d’Etats ou d’union d’Etats ? Ne relève-t-elle pas, au contraire, d’une souveraineté élargie et partagée entre tous les hommes, et d’institutions internationales représentatives et paritaires ? J’invite dès lors à considérer les sans-papiers injustement persécutés, non plus comme des coupables, mais comme les douloureux pionniers et les courageux éclaireurs d’une justice à venir.

 

Sophie Foch-Rémusat, 19 janvier 2008

 

 

 

dimanche 18 janvier 2009

Courrier du 18 janvier 2009 au Directeur Général d'Air France KLM


Yves Cusset

Sophie Foch- Rémusat

Pierre Lauret


c/o Pierre Lauret

12, rue Abel

75012 Paris

pierre.lauret@dbmail.com



Pierre-Henri Gourgeon

Directeur général d’Air France KLM

45, rue de Paris

95747 Roissy Cedex



Paris, le 18 janvier 2009



Monsieur le Directeur général,




La presse ayant largement diffusé et commenté les mésaventures des « philosophes en garde à vue à Roissy », vous avez sans doute été informé des circonstances dans lesquelles, alors que nous nous rendions à Kinshasa pour participer à un colloque organisé par l’Agence Universitaire de la Francophonie et les Facultés Catholiques de Kinshasa sur « La culture du dialogue et le passage des frontières », Pierre Lauret a été débarqué  du vol Paris-Kinshasa (AF 898) le 16 décembre avant le décollage, puis Sophie Foch-Rémusat et Yves Cusset ont été arrêtés et placés en garde à vue à l’arrivée du vol retour (AF 866).  


Par la présente lettre, nous entendons souligner la responsabilité d’Air France dans cette affaire, et protester contre le comportement d’une partie de l’équipage du vol aller, et au premier chef du commandant de bord.


Nous souhaitons d’abord préciser que si le vol AF 898 du 16 décembre a décollé pour Kinshasa avec quatre heures de retard, c’est d’abord en raison de la grande confusion qui régnait dans l’aérogare de Roissy, Terminal 2 C, aux zones d’embarquement et de dépose des bagages. Comme nous l’a expliqué un membre du personnel d’Air France, chaque année à cette période de nombreux Africains rendent visite à leurs familles, avec beaucoup de cadeaux et des bagages encombrants, ce qui ralentit l’embarquement. Air France ne semble prendre aucune disposition particulière pour y faire face, alors que la situation est bien connue. En conséquence, les avions pour l’Afrique étaient ce jour-là tous en retard d’au moins deux heures, et les passagers devaient piétiner dans la cohue d’une manière pénible, surtout pour les familles avec des enfants et les personnes âgées.


Une fois dans l’avion, alors que nous avions découvert les personnes menottées au fond de la cabine et que nous posions des questions à leur escorte (sans lancer ni appel ni slogan), nous avons été choqués par l’attitude d’une hôtesse de l’air. Elle ne s’est pas contentée de nous demander de rejoindre nos places, mais elle nous a dénoncés d’abord à la chef de cabine puis au commandant de bord, avec une insistance très déplaisante, en prenant bien soin de nous identifier et de noter nos numéros de siège. 


Ensuite, le commandant de bord a fait débarquer manu militari Pierre Lauret alors que le calme était revenu et que tous les passagers assis depuis plus d’un quart d’heure attendaient le décollage. Les raisons qu’il a avancées pour cette décision arbitraire sont peu convaincantes. Il aurait été inquiété par l’air très calme et déterminé de P. Lauret. Va-t-on maintenant débarquer tous les passagers qui ont l’ « air très calme » ? De son côté la police soutient (d’après France-Info) que P. Lauret aurait été débarqué parce que, très énervé (il faudrait qu’Air France et la police, qui travaillent main dans la main pour expulser, se mettent d’accord sur leurs versions des faits), il aurait traité l’hôtesse de « sale pute » ! La police raconte évidemment n’importe quoi avec les mots qui sont les siens, mais pas les nôtres. La vérité sur ce point est que P. Lauret a sèchement refusé de donner son nom à cette hôtesse, en la renvoyant au listing des passagers et en citant sans aménité un passage du Journal de Mauriac sur la bassesse de la dénonciation. Ni insulte ni agression. C’était méprisant, c’est vrai, mais l’hôtesse n’était pas obligée de se conduire d’une manière si peu propre à susciter le respect ou l’estime.


Le commandant de bord a au cours du vol convoqué Yves Cusset et Sophie Foch-Rémusat, qu’il a menacée de livrer à la police congolaise en des termes à la fois racistes et misogynes (sous-entendant qu’une femme blanche n’avait pas intérêt à se retrouver dans les mains des policiers congolais ). Il a motivé le débarquement de P. Lauret par la peur de troubles pendant le voyage et à l’arrivée. Si telles étaient ses craintes, d’ailleurs absolument infondées, il avait le pouvoir de demander aux policiers de débarquer. C’est leur présence et non la nôtre qui a posé un problème à un certain nombre de passagers. Sans expulsion et sans police, il ne se serait rien passé. Le commandant de bord a donc fait le choix de collaborer à l’expulsion, en se basant sur ses impressions arbitraires, et en manquant complètement de sang-froid. L’avion a décollé sans P. Lauret, mais avec son bagage en soute, ce qui constitue une infraction au système de sûreté. A cause de l’affolement et de la brutalité de la police, un autre passager qui n’avait strictement rien fait, sinon protester contre un horion récolté au passage, a lui aussi été débarqué et placé en garde à vue.


La collaboration zélée d’Air France avec la police et avec la politique d’expulsion menée par l’actuel gouvernement ne s’est pas arrêtée là. A leur retour de Kinshasa, Sophie Foch-Rémusat et Yves Cusset étaient attendus par la PAF qui les a placés en garde à vue. Or, aucun policier ne leur a demandé leur identité à l’aller, seule l’hôtesse de l’air l’a fait. C’est donc Air France qui a donné à la PAF leurs noms et leur vol-retour.


Nous considérons donc qu’Air France, en la personne de son commandant de bord et de son hôtesse de l’air, qui ont fait preuve d’un zèle ostentatoire, est directement responsable du débarquement de P. Lauret, qui n’a pu prendre part au colloque de Kinshasa, et de l’arrestation de S. Foch-Rémusat et d’Y. Cusset. Air France ne peut plus ici se réfugier derrière l’argument du respect des lois de la République et de la neutralité du transporteur : l’attitude d’une partie de l’équipage dans notre affaire montre que les expulsions d’étrangers sans titre de séjour requièrent en bien des cas une collaboration active, manifeste, et en l’occurrence démesurée ou affolée.  Cette collaboration active produit une impression très fâcheuse, dont la presse s’est largement fait l’écho. Nous ignorons les termes exacts de la convention qui lie Air France à l’Etat pour ces transports, et ce qu’elle coûte respectivement à l’un et l’autre. Le déploiement de forces policières suscité par les expulsions est déjà aberrant. Mais surtout, il devient évident que la politique d’expulsion à quoi Air France apporte son soutien logistique est de plus en plus impraticable. Elle rend détestable le climat des vols et conduit fatalement à des situations de crise. Il est vain d’espérer que les passagers se résigneront tous et toujours à voyager sans broncher en compagnie de personnes expulsées. Il y aura toujours des gens pour poser des questions, s’indigner ou protester. Les équipages seront forcément confrontés à de telles situations. Du strict point de vue commercial, il est inadmissible que les clients d’Air France, qui achètent un billet pour être transporté sur un avion de ligne dans des conditions normales, se retrouvent inopinément placés dans des situations morales pénibles, et risquent d’être débarquées pour un oui ou pour un non, comme c’est le cas du passager mis en garde à vue en même temps que P. Lauret. Dans ces conditions, faire le choix de la collaboration zélée et parier sur l’intimidation entraîne des comparaisons historiques inévitables, dont l’image d’Air France ne sort pas grandie, en France comme à l’étranger.


Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre considération distinguée et attentive,


Yves Cusset

Sophie Foch-Rémusat

Pierre Lauret



Copie à :

M. Jean-Cyril Spinetta, Président du Conseil d’Administration d’Air France KLM

M. Gilles Nicoli, Secrétaire général, CFDT Air France

CFTC Air France, section PNC

M. José Rocamora, Secrétaire général, CGT Air France

M. Patrick Hurel, , Secrétaire général, Syndicat général Force Ouvrière d’Air France

Syndicat National du Personnel Navigant Commercial

M. Jocelyn Smykowski, Président du Syndicat National des Pilotes de Ligne 

Union des Navigants de l’Aviation Civile

Mme Marie Ramon, UNSA PNC Air France

Union syndicale Solidaires Sud Aérien

jeudi 1 janvier 2009

Témoigner contre une expulsion forcée est-il un délit ?, par Seloua Luste Boulbina

LE MONDE | 01.01.09 | 13h49

Quand un professeur de philosophie s'inquiète d'une reconduite forcée à la frontière, on l'arrête. Dans la presse, le philosophe est salué. Dans la rue, ou dans l'avion, il est l'homme à abattre.

On ? Les autorités publiques dont les poids et les mesures n'ont pas, depuis longtemps, été confrontés aux étalons républicains. Trois citoyens français dans un avion : un (mini) réseau de terroristes, un groupe de dangereux gauchistes, un aréopage d'empêcheurs de "policer" en rond ? Il y a peu, Jacky Dahomay s'indignait publiquement de la façon dont pouvaient, en France, être traités les élèves. Aujourd'hui, on peut également s'indigner de la façon dont sont traités les professeurs, ces professionnels de la parole. La philosophie est ainsi de facto frappée de suspicion. Après le si fameux "circulez y'a rien à voir", arrive le temps du "circulez y'a rien à dire". Au moment où le gouvernement cherche à museler le Parlement, qu'il accuse d'"obstruction", un citoyen responsable, un individu réfléchi est, pour ses paroles (qu'a-t-il fait sinon parler ?) inculpé pour "obstruction". Une police qui est celle des "pleins pouvoirs" est toujours dangereuse, quels que soient les cieux où elle sévit. Une police qui distingue le Blanc du Noir et "l'Européen" de "l'Africain" ne saurait être au-dessus de tout soupçon. La politique, aujourd'hui, se réduit, telle une peau de chagrin, à la police et aux opérations de maintien de l'ordre.

Que le mot d'ordre du moment soit le changement n'y change rien. Les traditions françaises n'ont guère changé depuis le bon temps des colonies, le paradis perdu où, de témoin, il n'y en avait pas, parce que tout le monde ou presque estimait que s'il y avait bien une chose qui pouvait ne pas manquer aux indigènes, marrons ou noirs, c'était la liberté : le "monde" les en jugeait indignes.

Lorsque, en 1981, la France a enfin ratifié le droit de recours individuel auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, l'Etat français a été condamné, pour une reconduite à la frontière irrégulière, mais, pour les "autorités françaises", opportunément irréversible...

La question que l'inculpation de Pierre Lauret (qui a été expulsé d'un vol en direction de Kinshasa pour avoir demandé avec ses collègues à des policiers la raison pour laquelle un reconduit à la frontière était menotté, Le Monde du 24 décembre) soulève est celle, cruciale, du témoin. Il n'y a pas de témoin aveugle et silencieux. L'individu ou la foule qui laisse faire sans mot dire consent : l'histoire, on le sait, l'a amplement montré. La majorité silencieuse est structurelle. Lorsque, conjoncturellement, et donc aléatoirement, un individu s'interroge publiquement, et interroge, il adopte déjà la position du témoin. Tout se passe comme si, dans cette histoire, le témoin était un complice. A irrégularité, irrégularité et demie. Interdit de séjour dans un avion, Pierre Lauret a été reconduit (manu militari, dit-il) à la frontière. La tradition libérale européenne est celle de la liberté de parole, sa tradition philosophique est celle du jugement critique.

A l'évidence, certains, quand ils entendent le mot culture, sortent, encore, leur revolver. Ils pourraient se contenter de promettre quelques réponses dans un avenir proche ou, plus probablement, fort lointain. Ils ne le font pas. Lorsque des policiers exécutent les reconduites à la frontière, les expulsions du territoire, ils n'ont pas envie d'en parler. Cachez ce témoin que je ne saurais voir : tel est le rêve secret du policier qui, pourtant, assume une mission de service public, d'un service au grand jour, même dans la semi-pénombre d'un avion. A l'inverse, puisque chacun choisit son camp, le personnel de bord, et de navigation, s'est semble-t-il montré bien empressé de supprimer le témoin gênant, en le faisant expulser.

RÉPRESSION ET INTIMIDATION

Il est choquant d'apprendre que de tels faits puissent faire l'objet d'une garde à vue (six ou sept heures pour Pierre Lauret, onze pour ses amis Sophie Foch-Rémusat et Yves Cusset). Il est insensé qu'ils puissent faire l'objet d'une inculpation. Un délit ? Après Dieu, il y a le commandant de bord. Dans le ciel, soit, mais à terre ? A terre, il y a les centres de rétention dont "on" aimerait bien que personne ne puisse, hormis les autorités, les visiter. Une saine gestion, dit-on, des nouveaux camps pousse le droit dehors. Les droits aussi.

Effectivement, on ne pourra faire grief au gouvernement de ne pas donner de contenu concret à "l'identité nationale". Concrètement, l'identité nationale c'est la rétention et l'expulsion, c'est la répression et l'intimidation. Dans identité nationale, on entend identique et national. La grâce présidentielle élit, quelle ironie, un défenseur notable des droits et libertés. On veut bien la diversité, mais dans l'identité nationale.

Philosophiquement parlant, il est plus logique de loger l'identité, s'il y en a une, dans la diversité. La politique se moque de la politique. Ou encore : la politique démocratique se moque de la politique autocratique. Imaginons, quelques instants, un philosophe imaginaire, un être de chair et d'os qui commenterait, en les appréciant positivement, le port des menottes dans un avion, les contrôles d'identité réservés principalement aux personnes à la peau foncée, l'enfermement sans limites d'âge des migrants, et de leurs enfants, l'arrestation des parents d'élèves étrangers démunis de titres de séjour à la sortie des écoles, le couvre-feu et la situation d'exception, le slam politique d'aujourd'hui avec son Kärcher et sa racaille, sans oublier son "pauvre con tire-toi".

Ce philosophe serait mal parti pour le Nobel de la paix. Expéditif et intransigeant, il serait un va-t-en-guerre plus policier que philosophe, plus armé qu'aimé : un lâche. Merci Pierre Lauret.

 Seloua Luste  Boulbina est professeur de philosophie