Yasmine Bouagga
Moi qui ai tant voyagé, sans souci, passant avec facilité les files « passeport européen », et attendant tranquillement l’heure de l’embarquement avec un bouquin, je vais désormais avoir un autre regard sur les aéroports, depuis que j’ai vu les coulisses de Ben Gourion, ses agents de sécurité, et son petit centre de rétention.
Vendredi 12 décembre, 15h à Paris. Depuis que je suis partie de la maison, trente trois heures auparavant, j’ai peu dormi, peu mangé ; beaucoup attendu.
Ma première rencontre fut, à Tel Aviv, la jeune femme qui contrôle les passeports. Elle regarde mon nom. Hésite. Me demande le prénom de mon père, esquisse une moue dubitative. Le prénom de mon grand-père, me fait répéter plusieurs fois. Le nom de ma mère. Un nom français, ça ne l’intéresse pas. C’est quoi le nom de votre père déjà ? Vous avez de la famille ici ? Non, mon père est d’origine tunisienne. Se tourne vers son collègue, montre le passeport. Décide de m’emmener dans une salle d’attente pour « contrôle de sécurité ».
Plusieurs Arabes dans la salle d’attente : ils arrivent des Etats-Unis et viennent rendre visite à leur famille en Palestine. Ils passent à plusieurs reprise dans le petit bureau d’interrogatoire ; les deux filles de quatorze et seize ans aussi sont interrogées, séparément. Je les regarde, j’échange quelques mots mi-anglais mi-arabe avec le père qui sourit de toutes les rides de son visage ; sois patiente ma fille, tout ira bien.
Enfin, on m’appelle pour un entretien, avec une femme très gentille, qui visiblement ne croit pas que je viens en touriste. Elle n’est pas satisfaite, me renvoie dans la salle d’attente. Après une heure, on m’appelle pour un deuxième entretien. On reprend depuis le début : mon nom, celui de mon père et de mon grand-père, mon itinéraire et le but de la visite, qui je connais en Israël. Je donne le nom de mon ami israélienne, son numéro de téléphone. Le nom de l’ami allemand qui va me rejoindre aussi. Vous voyagez seule ? Oui. Vraiment, vous n’avez pas peur ? Non, je devrais ? Vous voulez aller où ? Je détaille un itinéraire lu dans Lonely Planet. Vous irez en Cisjordanie et à Gaza aussi ? A Gaza, certainement pas, par contre j’aimerais bien, si c’est possible aller à Bethlehem, pour Noël.
Troisième entretien, avec deux jeunes filles. L’une est très méfiante, elle a un ton cassant ; je l’appellerai Judith, c’est une guerrière. Elle me dit qu’ils ont beaucoup de problèmes en Israël avec les Français qui « ne connaissent rien à la situation » et « viennent pour jeter des pierres aux soldats ». Je réponds que je n’ai pas d’a priori sur « la situation » , que je ne jette pas des pierres sur les gens en France et je n’ai pas l’intention de venir en Israël pour jeter des pierres sur les gens. Je viens visiter le pays, et j’ai bien l’intention de respecter les lois. Judith me demande ma religion. Mes réponses la laissent encore plus suspicieuse : elle n’est pas convaincue par le multiconfessionalisme séculier de ma famille. Décidément je ne rentre pas facilement dans ses cases.
- Pourquoi vous venez en Israël, pourquoi maintenant et pourquoi toute seule ? Vous n’avez pas d’ami ? vous savez que vous êtes au milieu du conflit du Moyen Orient ? D’ailleurs qu’est-ce que vous pensez de ce conflit ?
Je ne lui dis pas ce que je pense de cette inquisition idéologique. Je réponds, très sincèrement, que je veux découvrir le pays, ses habitants, et comprendre.
- Mmm . Vous faites partie d’associations, d’organisations humanitaires ou de défense des droits de l’homme ?
Drôle de question. Lorsqu’on passe la frontière américaine, on doit indiquer si on est membre d’uneorganisation terroriste. Je me demande quelle menace Israël craint réellement – quel Holopherne cette Judith veut décapiter…
Elle me renvoie dans la salle d’attente, pour trois heures encore. J’essaie de lire. Ironie du sort, j’ai entre les mains Cassandre de Christa Wolf. Lecture trop dramatique, ses visions m’effraient, je ferme le livre. J’écoute de la musique, la télévision hurle en hébreu. Je suis appelée pour un nouvel entretien, avec une femme des services d’immigration.
Je l’appellerai Léa, cette femme au visage doux et au ventre arrondi. Léa me dit que les choses ne vont pas bien pour moi. Ils ont trouvé des informations sur mon compte, sur internet. Quoi donc ? Vous avez un ami musulman en prison aux Etats-Unis. Un « ami » en prison… fait-elle allusion aux prisonniers de mon étude sur le Supermax ? (j’ai fait des recherches dans les prisons de l’Etat de Washington l’année dernière) Après un moment de flottement je réalise qu’elle fait référence à une des pétitions que j’ai signées, concernant un Palestinien-Américain emprisonné sans procès sur de prétendus liens avec des mouvements islamistes. J’essaie d’expliquer que ma signature ne signifie pas que je cautionne les opinions de cette personne – et ce n’est pas un ami ! Léa répond qu’elle ne peut faire confiance à quelqu’un qui veut détruire son pays. Elle pose la main sur le bébé niché dans son ventre. Elle ajoute qu’ils ont plus d’informations sur moi encore, mais refuse de me dire quoi – des groupes Facebook probablement…
Léa me dit que dans ces circonstances, je ne pourrai entrer qu’à la condition de trouver quelqu’un en Israël pour poser sur moi une caution de 8 000 euros, alors j’aurai un visa de deux semaines avec interdiction d’aller en Cisjordanie. Sinon, prochain vol pour Paris, le lendemain matin.
Mon amie Noga appelle la direction de la sécurité de l’aéroport, pour tenter de débloquer la situation ; elle propose de payer la caution, mais il est déjà plus de dix heures du soir, et ils exigent la caution en liquide, et immédiatement. Tant pis si les banques sont fermées. Noga appelle à l’aide un ami avocat. Rien n’y fait.
De mon côté, je suis fatiguée et dégoûtée. Je n’ai plus envie d’entrer dans ces conditions. J’ai envie de retourner voir Léa pour lui dire que c’est dommage qu’elle ne m’ait pas laissé la chance de voir ce qu’était Israël, que je n’en connaîtrais que les crimes qui passent à la télévision ; mais je n’ai plus l’énergie de jouer les pasionarias. Je reste affalée sur mon banc, je n’ai même plus faim. On m’appelle pour la fouille – de mes sacs, de mes habits, tout est épluché, et passe au détecteur d’explosifs. Celles qui me fouillent sont très jeunes, elles font probablement leur service militaire. Elles ne sont pas méchantes, et sont presque plus gênées que moi lorsqu’elles me demandent de retirer mon pantalon. Personne n’est méchant, mais personne ne m’explique pourquoi le visa d’entrée m’est refusé.
Courte nuit dans une cellule. Je me dis que ce n’est pas trop mal pour une prison : c’est presque comme une auberge de jeunesse un peu miteuse, sauf qu’il y a des barreaux aux fenêtres et que la porte n’a pas de poignée. Les geôliers ont eu la délicatesse de laisser des sandwiches sur la table.
Les heures passent. Je révise mentalement tout ce qu’ils peuvent avoir trouvé sur internet, qui me compromettrait à leurs yeux. Le plus évident, ce que j’ai écrit sur les Palestiniens en Syrie, ils ne l’ont même pas soulevé : j’aurais bien aimé pourtant répondre à des questions sur mon travail avec l’agence de l’ONU. J’aurais bien aimé aussi énumérer les pays que j’avais visités, expliquer pourquoi j’avais un passeport neuf. Mais la question qu’ils répétaient toujours était : est-ce que j’ai
de la famille en Israël – ou dans les territoires. Je n’étais pas crédible comme touriste, seule, avec un programme trop vague. Et un nom arabe.
Je pense à Jérusalem, que je ne verrai pas. J’ai l’impression irréelle d’être dans un mauvais rêve. Je ne me suis pas battue, je n’ai pas même insisté pour savoir ce qui me rendait suspecte à leurs yeux, de quoi ils avaient peur. Je n’ai même pas appelé le consulat, alors que j’avais préparé le numéro dans mon petit carnet. Un homme, dans le centre de rétention, insistait pour appeler son ambassade ; le gardien a refusé ; il a insisté ; le gardien a appelé sa supérieure, qui s’est mise à hurler sur le pauvre homme que c’était elle qui décidait, que lui était en situation irrégulière (enfin, on lui avait refusé le visa d’entrée, comme moi), qu’il n’avait aucun droit, et qu’il ferait mieux de rentrer immédiatement dans sa cellule sinon ça se passerait mal.
L’insaisissable. C’est le fondement du pouvoir discrétionnaire. Ce sur quoi on n’a pas prise, donc pas de droit.
Des policiers m’ont amenée à l’avion : Tel-Aviv – Paris via Rome. Je suis assise près d’une étudiante, qui discute avec son voisin de derrière des sites qu’elle veut visiter à Paris. Elle a mon âge. Je ne parle pas avec elle. Je me sens timide : si elle savait ? si elle m’avait vue sortir de la voiture de police pour monter dans l’avion ? Ses remarques sur l’inhospitalité des Parisiens m’agacent, mais en pensant à « chez moi », je m’apaise un peu. Le périple n’est pourtant pas fini : au sortir de l’avion, les hôtesses me font signe d’attendre. C’est la police italienne qui doit venir me chercher. Je ne comprends pas, je suis en Europe maintenant, chez moi, de quel droit m’imposent-ils encore d’être une dangereuse indésirable ici ? Je m’effondre en larmes dans le poste des carabinieri. Je n’ai rien fait ! Un officier très gentil me prend dans son bureau ; il regarde ma petit fiche d’un air confus, il ne sait pas quoi faire de moi. Il hausse les épaules, esquisse un sourire en me tendant un mouchoir, et décide de mettre fin à cette situation humiliante et absurde. Je peux partir dans la zone de transit, et aller me chercher un café avant le vol pour Paris.
Je regarde mon passeport sur lequel a été apposé le tampon « Israel – visa denied ». Je me demande si je pourrai revenir un jour – ils ont pris ma photo et mes empreintes digitales. Pourtant, ce dont ils avaient peur, de toute évidence, ce n’était pas d’activités violentes (je suis une petite aspirante à la recherche universitaire, certainement pas une jeteuse de pierres). Il ne s’agissait pas d’un problème de sécurité, mais d’un problème idéologique. Forcément, avec mon nom arabe, je risquais de ne pas être trop réceptive à la propagande gouvernementale. Avec les événements des semaines suivantes – l’offensive israélienne sur Gaza – j’ai aussi compris la réticence des services de sécurité à laisser entrer des « touristes isolés ».
De retour à Paris, je reçois des messages d’amis, d’amis d’amis à qui l’on a fait suivre l’histoire, et qui l’ont eux-mêmes fait suivre ; de boule de neige en boomerang me sont revenus mots de sympathie, de révolte, et nombre de récits personnels. Des Israéliens qui déplorent que leur police étouffe la démocratie au lieu de protéger le pays. Une Palestinienne, professeur d’histoire à l’université de Bir Zeit, qui a peur de se voir refuser l’entrée chaque fois qu’elle revient d’une conférence à l’étranger. Ma copine Amal : étudiante en littérature aux Etats-Unis (elle ne pouvait plus supporter la condescendance dont elle faisait l’expérience à l’Université de Tel Aviv), elle me rappelle combien, en tant qu’ « Arabe Israélienne », ou plutôt, comme elle dit, « Palestinienne de 1948 », elle est traitée comme une étrangère suspecte chaque fois qu’elle revient chez elle, dans le pays dont elle a la nationalité. Je suis désolée de remuer chez ceux qui me lisent tant de mauvais souvenirs, d’attentes, d’humiliations, de déceptions. Mais je me sens plus forte avec leur soutien, car la honte revient à ceux qui se trompent d’ennemi.
Yasmine Bouagga.
Avril 2009