mardi 6 octobre 2009

Soutien à José Chidlovsky


Jose Chidlovsky

Peut-on encore aujourd’hui réaliser un documentaire sur des personnes privées de papiers ? Pour s’être immergé dans le sujet, le réalisateur José Chidlovsky (#) risque aujourd’hui d’être inculpé :

La société Zadig (°) , avec le soutien du Conseil Régional de Midi-Pyrénées, s’est investie dans la production de Journal de Sans Papiers, documentaire auquel travaillent depuis plusieurs mois les réalisateurs Rabeha El Bouhati et José Chidlovsky. Tourné dans les régions parisienne et toulousaine, ce film traite des conditions de vie de personnes privées de papiers, en témoignant de leur quotidien, de leurs peurs et de leurs espoirs par le biais de caméras qui leur ont été confiées.

L’un des protagonistes principaux de ce documentaire est une jeune femme d’origine algérienne : S.F. ; à l’anniversaire de ses 18 ans, elle a déposé en avril dernier une demande de titre de séjour en préfecture de Haute-Garonne. Elle a déclaré à cette occasion être hébergée au domicile de José Chidlovsky. Alors qu’elle attendait ardemment son passage à l’âge adulte comme une promesse d’émancipation, elle redoutait aussi, la date approchant, de devenir une “sans papiers” en âge d’être expulsée. C’est dans une crise de désespoir que les réalisateurs l’ont sauvée in extremis d’une tentative de suicide alors qu’elle enjambait la balustrade d’un balcon situé au 11è étage de sa tour.

Depuis ce jour, S.F. a vécu effectivement chez le réalisateur. À son dossier, étaient joints de nombreux témoignages attestant de sa parfaite intégration à la société française et de son profond désir d’émancipation. Une attestation de Zadig certifiait par ailleurs l’implication sincère et talentueuse de S.F. dans ce projet documentaire.

Quelques semaines après avoir déposé cette demande, S.F. recevait de la Préfecture une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF), exécutoire dans un délai d’un mois. Depuis, la jeune femme vit dans la peur et la clandestinité.

Courant août, deux policiers en civil de la Police Aux Frontières (PAF) se sont présentés au domicile toulousain de José Chidlovsky, afin de procéder à son interpellation, ainsi qu’à celle de S.F. N’ayant pas de réquisition, le réalisateur a refusé de leur ouvrir et ceux-ci sont repartis en lui signifiant oralement l’objet de leur visite, le menaçant de revenir l’embarquer prochainement, menottes au poignets.

Début septembre, José Chidlovsky apprend officiellement que la PAF souhaite l’interroger sur « les conditions de séjour en France de mademoiselle S.F. » Ayant confirmé la présence de S.F. à son domicile, il apprend faire l’objet d’une procédure judiciaire en qualité d’« aidant ».

Convoqué lundi 5 octobre, José Chidlovsky a été entendu pendant 2h30 à la PAF de Toulouse-Blagnac. L’infraction à été reconnue et le dossier transmis au Procureur de la République qui doit maintenant décider de son éventuelle inculpation. Si José Chidlovsky est inculpé, il encourt 5 ans de prison et 30 000 € d’amende, aux termes du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) Selon Monsieur Besson, seuls les réseaux de passeurs étaient visés par l’Article L 622-1 du Ceseda punissant “toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenter de facilité l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France.” Nous ne mettons pas en doute la bonne foi du ministre mais, si tel est le cas, pourquoi le réalisateur José Chidlovsky risque t-il une inculpation alors qu’il ne fait « que » tourner un documentaire ?

La réalisation d’un tel projet suppose une qualité de relation, un don de soi et une confiance réciproque, qui ne sauraient s’évaporer au seuil d’un domicile. Rabeha El Bouhati et José Chidlovsky auraient-ils dû laisser S.F. sombrer dans le désespoir, au propre comme au figuré ? Auraient-ils dû renoncer à leur responsabilité personnelle et professionnelle, en l’abandonnant à son sort ? Zadig production considère que non, que l’exercice de l’activité de documentariste se trouve mise en danger par cette procédure judiciaire engagée à l’encontre d’un réalisateur. Un film documentaire est en quelque sorte un lieu de rencontre et d’échanges entre son réalisateur et ses personnages, un lieu respectueux de l’autre, un lieu d’hospitalité réciproque, bref tout à la fois un lieu commun, singulier et pluriel, à l’image de la communauté humaine.

L’ensemble de notre profession est concernée par cette atteinte à la pratique d’un genre qui, à notre sens, se fourvoie lorsqu’il se passe d’humanité. Mais, au-delà, nous voyons planer dans cette procédure inédite entravant le libre exercice de notre activité, la menace de poursuites à venir à l’encontre de la libre parole artistique et journalistique. Aujourd’hui, plus qu’un réalisateur, ce sont les libertés de création et d’expression démocratique, qui semblent suspectes d’activité délictueuse et risquent d’être poursuivies.

Félicie Roblin, Paul Rozenberg, producteurs de Zadig Production (°).

(#) José Chidlovsky a été à l’initiative de la création de la société de production Les films à Lou au début des années 90. Il a produit et participé à la réalisation de l’émission littéraire “Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ?”. Depuis la disparition des Films à Lou, victime du syndrome du Quichotte, il se consacre depuis exclusivement à la réalisation de documentaires.

(°) Zadig Productions a été désigné « meilleur producteur »de l’année par le jury du prix de la Procirep.


signez la pétition


jeudi 11 juin 2009

Visa denied


Yasmine Bouagga


Moi qui ai tant voyagé, sans souci, passant avec facilité les files « passeport européen », et attendant tranquillement l’heure de l’embarquement avec un bouquin, je vais désormais avoir un autre regard sur les aéroports, depuis que j’ai vu les coulisses de Ben Gourion, ses agents de sécurité, et son petit centre de rétention.  

Vendredi 12 décembre, 15h à Paris. Depuis que je suis partie de la maison, trente trois heures auparavant, j’ai peu dormi, peu mangé ; beaucoup attendu.

Ma première rencontre fut, à Tel Aviv, la jeune femme qui contrôle les passeports. Elle regarde mon nom. Hésite. Me demande le prénom de mon père, esquisse une moue dubitative. Le prénom de mon grand-père, me fait répéter plusieurs fois. Le nom de ma mère. Un nom français, ça ne l’intéresse pas. C’est quoi le nom de votre père déjà ? Vous avez de la famille ici ? Non, mon père est d’origine tunisienne. Se tourne vers son collègue, montre le passeport. Décide de m’emmener dans une salle d’attente pour « contrôle de sécurité ». 

Plusieurs Arabes dans la salle d’attente : ils arrivent des Etats-Unis et viennent rendre visite à leur famille en Palestine. Ils passent à plusieurs reprise dans le petit bureau d’interrogatoire ; les deux filles de quatorze et seize ans aussi sont interrogées, séparément. Je les regarde, j’échange quelques mots mi-anglais mi-arabe avec le père qui sourit de toutes les rides de son visage ; sois patiente ma fille, tout ira bien. 

Enfin, on m’appelle pour un entretien, avec une femme très gentille, qui visiblement ne croit pas que je viens en touriste. Elle n’est pas satisfaite, me renvoie dans la salle d’attente. Après une heure, on m’appelle pour un deuxième entretien. On reprend depuis le début : mon nom, celui de mon père et de mon grand-père, mon itinéraire et le but de la visite, qui je connais en Israël. Je donne le nom de mon ami israélienne, son numéro de téléphone. Le nom de l’ami allemand qui va me rejoindre aussi. Vous voyagez seule ? Oui. Vraiment, vous n’avez pas peur ? Non, je devrais ? Vous voulez aller où ? Je détaille un itinéraire lu dans Lonely Planet. Vous irez en Cisjordanie et à Gaza aussi ? A Gaza, certainement pas, par contre j’aimerais bien, si c’est possible aller à Bethlehem, pour Noël. 

Troisième entretien, avec deux jeunes filles. L’une est très méfiante, elle a un ton cassant ; je l’appellerai Judith, c’est une guerrière. Elle me dit qu’ils ont beaucoup de problèmes en Israël avec les Français qui « ne connaissent rien à la situation » et « viennent pour jeter des pierres aux soldats ». Je réponds que je n’ai pas d’a priori sur « la situation » , que je ne jette pas des pierres sur les gens en France et je n’ai pas l’intention de venir en Israël pour jeter des pierres sur les gens. Je viens visiter le pays, et j’ai bien l’intention de respecter les lois. Judith me demande ma religion. Mes réponses la laissent encore plus suspicieuse : elle n’est pas convaincue par le multiconfessionalisme séculier de ma famille. Décidément je ne rentre pas facilement dans ses cases.  

- Pourquoi vous venez en Israël, pourquoi maintenant et pourquoi toute seule ? Vous n’avez pas d’ami ? vous savez que vous êtes au milieu du conflit du Moyen Orient ? D’ailleurs qu’est-ce que vous pensez de ce conflit ? 

Je ne lui dis pas ce que je pense de cette inquisition idéologique. Je réponds, très sincèrement, que je veux découvrir le pays, ses habitants, et comprendre. 

- Mmm . Vous faites partie d’associations, d’organisations humanitaires ou de défense des droits de l’homme ? 

Drôle de question. Lorsqu’on passe la frontière américaine, on doit indiquer si on est membre d’uneorganisation terroriste. Je me demande quelle menace Israël craint réellement – quel Holopherne cette Judith veut décapiter… 


Elle me renvoie dans la salle d’attente, pour trois heures encore. J’essaie de lire. Ironie du sort, j’ai entre les mains Cassandre de Christa Wolf. Lecture trop dramatique, ses visions m’effraient, je ferme le livre. J’écoute de la musique, la télévision hurle en hébreu. Je suis appelée pour un nouvel entretien, avec une femme des services d’immigration. 


Je l’appellerai Léa, cette femme au visage doux et au ventre arrondi. Léa me dit que les choses ne vont pas bien pour moi. Ils ont trouvé des informations sur mon compte, sur internet. Quoi donc ? Vous avez un ami musulman en prison aux Etats-Unis. Un « ami » en prison… fait-elle allusion aux prisonniers de mon étude sur le Supermax ? (j’ai fait des recherches dans les prisons de l’Etat de Washington l’année dernière) Après un moment de flottement je réalise qu’elle fait référence à une des pétitions que j’ai signées, concernant un Palestinien-Américain emprisonné sans procès sur de prétendus liens avec des mouvements islamistes. J’essaie d’expliquer que ma signature ne signifie pas que je cautionne les opinions de cette personne – et ce n’est pas un ami ! Léa répond qu’elle ne peut faire confiance à quelqu’un qui veut détruire son pays. Elle pose la main sur le bébé niché dans son ventre. Elle ajoute qu’ils ont plus d’informations sur moi encore, mais refuse de me dire quoi – des groupes Facebook probablement… 

Léa me dit que dans ces circonstances, je ne pourrai entrer qu’à la condition de trouver quelqu’un en Israël pour poser sur moi une caution de 8 000 euros, alors j’aurai un visa de deux semaines avec interdiction d’aller en Cisjordanie. Sinon, prochain vol pour Paris, le lendemain matin. 

Mon amie Noga appelle la direction de la sécurité de l’aéroport, pour tenter de débloquer la situation ; elle propose de payer la caution, mais il est déjà plus de dix heures du soir, et ils exigent la caution en liquide, et immédiatement. Tant pis si les banques sont fermées. Noga appelle à l’aide un ami avocat. Rien n’y fait. 


De mon côté, je suis fatiguée et dégoûtée. Je n’ai plus envie d’entrer dans ces conditions. J’ai envie de retourner voir Léa pour lui dire que c’est dommage qu’elle ne m’ait pas laissé la chance de voir ce qu’était Israël, que je n’en connaîtrais que les crimes qui passent à la télévision ; mais je n’ai plus l’énergie de jouer les pasionarias. Je reste affalée sur mon banc, je n’ai même plus faim. On m’appelle pour la fouille –  de mes sacs, de mes habits, tout est épluché, et passe au détecteur d’explosifs. Celles qui me fouillent sont très jeunes, elles font probablement leur service militaire. Elles ne sont pas méchantes, et sont presque plus gênées que moi lorsqu’elles me demandent de retirer mon pantalon. Personne n’est méchant, mais personne ne m’explique pourquoi le visa d’entrée m’est refusé. 


Courte nuit dans une cellule. Je me dis que ce n’est pas trop mal pour une prison : c’est presque comme une auberge de jeunesse un peu miteuse, sauf qu’il y a des barreaux aux fenêtres et que la porte n’a pas de poignée. Les geôliers ont eu la délicatesse de laisser des sandwiches sur la table. 


Les heures passent. Je révise mentalement tout ce qu’ils peuvent avoir trouvé sur internet, qui me compromettrait à leurs yeux. Le plus évident, ce que j’ai écrit sur les Palestiniens en Syrie, ils ne l’ont même pas soulevé : j’aurais bien aimé pourtant répondre à des questions sur mon travail avec l’agence de l’ONU. J’aurais bien aimé aussi énumérer les pays que j’avais visités, expliquer pourquoi j’avais un passeport neuf. Mais la question qu’ils répétaient toujours était : est-ce que j’ai

de la famille en Israël – ou dans les territoires. Je n’étais pas crédible comme touriste, seule, avec un programme trop vague. Et un nom arabe. 


Je pense à Jérusalem, que je ne verrai pas. J’ai l’impression irréelle d’être dans un mauvais rêve. Je ne me suis pas battue, je n’ai pas même insisté pour savoir ce qui me rendait suspecte à leurs yeux, de quoi ils avaient peur. Je n’ai même pas appelé le consulat, alors que j’avais préparé le numéro dans mon petit carnet. Un homme, dans le centre de rétention, insistait pour appeler son ambassade ; le gardien a refusé ; il a insisté ; le gardien a appelé sa supérieure, qui s’est mise à hurler sur le pauvre homme que c’était elle qui décidait, que lui était en situation irrégulière (enfin, on lui avait refusé le visa d’entrée, comme moi), qu’il n’avait aucun droit, et qu’il ferait mieux de rentrer immédiatement dans sa cellule sinon ça se passerait mal. 


L’insaisissable. C’est le fondement du pouvoir discrétionnaire. Ce sur quoi on n’a pas prise, donc pas de droit. 


Des policiers m’ont amenée à l’avion : Tel-Aviv – Paris via Rome. Je suis assise près d’une étudiante, qui discute avec son voisin de derrière des sites qu’elle veut visiter à Paris. Elle a mon âge. Je ne parle pas avec elle. Je me sens timide : si elle savait ? si elle m’avait vue sortir de la voiture de police pour monter dans l’avion ? Ses remarques sur l’inhospitalité des Parisiens m’agacent, mais en pensant à « chez moi », je m’apaise un peu. Le périple n’est pourtant pas fini : au sortir de l’avion, les hôtesses me font signe d’attendre. C’est la police italienne qui doit venir me chercher. Je ne comprends pas, je suis en Europe maintenant, chez moi, de quel droit m’imposent-ils encore d’être une dangereuse indésirable ici ? Je m’effondre en larmes dans le poste des carabinieri. Je n’ai rien fait ! Un officier très gentil me prend dans son bureau ; il regarde ma petit fiche d’un air confus, il ne sait pas quoi faire de moi. Il hausse les épaules, esquisse un sourire en me tendant un mouchoir, et décide de mettre fin à cette situation humiliante et absurde. Je peux partir dans la zone de transit, et aller me chercher un café avant le vol pour Paris. 


Je regarde mon passeport sur lequel a été apposé le tampon « Israel – visa denied ». Je me demande si je pourrai revenir un jour – ils ont pris ma photo et mes empreintes digitales. Pourtant, ce dont ils avaient peur, de toute évidence, ce n’était pas d’activités violentes (je suis une petite aspirante à la recherche universitaire, certainement pas une jeteuse de pierres). Il ne s’agissait pas d’un problème de sécurité, mais d’un problème idéologique. Forcément, avec mon nom arabe, je risquais de ne pas être trop réceptive à la propagande gouvernementale. Avec les événements des semaines suivantes – l’offensive israélienne sur Gaza – j’ai aussi compris la réticence des services de sécurité à laisser entrer des « touristes isolés ». 


De retour à Paris, je reçois des messages d’amis, d’amis d’amis à qui l’on a fait suivre l’histoire, et qui l’ont eux-mêmes fait suivre ; de boule de neige en boomerang me sont revenus mots de sympathie, de révolte, et nombre de récits personnels. Des Israéliens qui déplorent que leur police étouffe la démocratie au lieu de protéger le pays. Une Palestinienne, professeur d’histoire à l’université de Bir Zeit, qui a peur de se voir refuser l’entrée chaque fois qu’elle revient d’une conférence à l’étranger. Ma copine Amal : étudiante en littérature aux Etats-Unis (elle ne pouvait plus supporter la condescendance dont elle faisait l’expérience à l’Université de Tel Aviv), elle me rappelle combien, en tant qu’ « Arabe Israélienne », ou plutôt, comme elle dit, « Palestinienne de 1948 », elle est traitée comme une étrangère suspecte chaque fois qu’elle revient chez elle, dans le pays dont elle a la nationalité. Je suis désolée de remuer chez ceux qui me lisent tant de mauvais souvenirs, d’attentes, d’humiliations, de déceptions. Mais je me sens plus forte avec leur soutien, car la honte revient à ceux qui se trompent d’ennemi. 



Yasmine Bouagga. 

Avril 2009

mardi 26 mai 2009

1/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

Pour engager la discussion, je voudrais poser une question en quelque sorte élémentaire : s'il s'agit de mener la critique de la politique actuelle du gouvernement  français en matière d'immigration (avec en ligne de mire, un double élargissement : au-delà du seul gouvernement français, au-delà des seules questions d'immigration), se pose la question de l'ajustement réciproque entre l'objet de la critique et les modalités de celle-ci. Pour aller vite : que s'agit-il au juste de critiquer et comment ? A cet égard, la publication de l'ouvrage Cette France-là part d'un constat: le sentiment d'une relative impuissance de la critique, ou plutôt d'une difficulté de traduire et d'articuler politiquement le sentiment virulent d'injustifiable ou d'inacceptable que cette politique suscite. Il me semble que cet embarras peut s'analyser de deux manières :


1/ On peut y voir (comme le font généralement les défenseurs de cette politique) une marque d'indécision, quant aux politiques alternatives qu'il s'agirait de proposer. C'est le syllogisme préféré du gouvernement : « si vous admettez le principe même d'une politique d'immigration, vous devez accepter cette politique-ci ; et si vous acceptez cette politique-ci, vous devez aussi consentir aux moyens par lesquels elle se met en place ». La critique est alors mise au compte d'un sentimentalisme mal placé, cependant qu'on postule un lien nécessaire entre l'idée d'une politique migratoire, cette politique et les moyens qu'elle mobilise.


2/ Or, on pourrait dans une certaine mesure faire l'analyse inverse : si la critique peine à s'articuler, ce n'est pas parce que la politique mise en place par le Ministère de l'Identité Nationale est l'incarnation transparente de la rationalité gestionnaire en général ; c'est, au contraire, parce que cette politique est très singulière, à certains égards tout à fait inédite, et qu'elle rend du même coup inopérante un certain nombre de gestes critiques familiers ou traditionnels. La métaphore du « durcissement » est ici malheureuse, parce qu'elle laisse croire à une simple différence de degré, sur le fond de tendances aussi anciennes, en un sens, que l'Etat contemporain lui-même. Or si, par exemple, l'accusation de xénophobie dans sa forme traditionnelle porte à faux, c'est qu'elle vient buter contre un pouvoir qui, dans le même mouvement où il s'efforce d'atteindre ses quotas d'expulsion, exhibe en permanence son souci de contribuer à la construction d'une France à la fois métissée et consciente de son identité.


La question serait donc celle-ci : identifier les spécificités de la politique actuelle, déterminer en quoi  celles-ci rendent inopérants certains registres critiques, et se demander quels autres registres pourraient s'y substituer. Ou encore (puisque le jeu de cette rencontre est de montrer en quoi la philosophie peut contribuer à l'intelligence de la situation) :  « Quelle différence aujourd'hui fait-il par rapport à hier ? ». C'était, on s'en souvient, la question posée par Michel Foucault, et puisque l'étude des travaux de celui-ci occupe une part de mon travail ordinaire de chercheur, je voudrais indiquer au passage en quoi cette boîte à outils peut, en l'espèce, être utile. Je pense, en particulier, à l'ensemble d'analyses réunies sous l'égide d'une notion aujourd'hui très (trop ?) connue, qui est la notion de biopolitique (notion que Foucault ne cesse d'élaborer, de transformer et de déplacer devant soi entre La Volonté de savoir, en 1976, et les cours au Collège de France, jusqu'en 1980). 


J'essaie de préciser. Evoquer la « biopolitique » suppose une certaine prudence ; à cette notion, depuis quelques années (et notamment à cause de sa relecture par un philosophe comme Giorgio Agamben), est associée l'image d'un pouvoir  exerçant une souveraineté sans limite sur des hommes réduits à leur substrat biologique, selon une logique d'exception. Cette lecture a l'avantage d'introduire une sorte de surcroît dramatique, mais elle présente l'inconvénient de dissoudre dans une sorte de nuit de la

souveraineté la pluralité, moins spectaculaire peut-être, des manières dont le pouvoir s'exerce. Ce fut, en un sens, le revers de la très forte mobilisation autour des tests ADN : celle-ci fut très utile, mais elle s'appuyait en grande partie sur ce que de tels tests semblaient symboliser, à savoir une sorte de biologisation scientifique et implacable du pouvoir. Ce faisant, on oubliait, par exemple, que l'un des problèmes des tests biologiques déjà pratiqués aujourd'hui ne tient pas à leur nécessité sans faille, mais au fait qu'ils accroissent la part d'arbitraire, d'incertitude et d'appréciation :  par exemple les tests osseux, utilisés pour déterminer si une personne est majeure ou mineure, et qui présentent une marge d'incertitude de plusieurs années ! On oubliait aussi, au passage, certains traits du projet gouvernemental, en un sens beaucoup plus significatifs et « biopolitiques » que le recours spectaculaire à la technologie ADN ; par exemple, le fait que ces tests étaient présentés comme « une chance » pour les candidats au regroupement familial, selon une logique qui retournait en quelque sorte la contrainte en opportunité. Ou encore, le fait qu'on a songé un temps à faire financer ces tests par les demandeurs eux-mêmes, en arguant qu'il s'agissait là d'une forme d'investissement – tous gestes caractéristiques d'un pouvoir qui, dans le mouvement même où il s'exerce de la manière la plus dure, se présente comme « au service » de ceux qu'il entend gouverner, et entend se poser comme un simple encadrement de leur parcours.


Si la notion de « biopolitique » est opérante pour penser ce qui se passe aujourd'hui, pour cerner les contours de cette politique que nous entendons critiquer, c'est donc peut-être moins du côté de sa relecture contemporaine en  termes de « vie nue », que du côté d'un certain nombre d'indications données par Foucault lui-même (dans leur caractère un peu épars). Pour aller vite, je me limiterai à indiquer trois séries de transformations, trois inflexions décisives dans le régime contemporain du politique : inflexion de la loi vers la norme, de la souveraineté vers les intermédiaires, du négatif vers le positif enfin.

2/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

1. De la loi à la norme


Tout au long des années 1970, Foucault a insisté sur la nécessité de distinguer le politique du juridique. Double exigence, en fait : d'un côté, dans la description qu'on fait du pouvoir, cesser d'identifier un régime politique aux lois que celui-ci se donne ; de l'autre côté, dans le discours critique qu'on tient, n'user qu'avec prudence du registre républicain de l'égalité de tous devant la loi, de la transcendance de la règle, etc. Ce propos général connaît toutefois chez lui des nuances et des inflexions. Ainsi, dans son étude du pouvoir disciplinaire, Foucault maintenait une sorte de dualisme entre le niveau du droit, formellement égalitaire, et celui des « contre-droits », venant biaiser et contourner par en-dessous l'application de la loi par des réglements, des procédures, etc. Lorsque Foucault, par contre, introduit la notion de biopolitique, c'est une manière de mettre en question ce dualisme même : il faut, remarque-t-il, prendre acte du fait que la loi peut aménager explicitement son débordement, en étendant l'espace  laissé à l'appréciation d'acteurs dont le raisonnement n'est pas d'ordre juridique (permis / interdit), mais normatif (gestion différentielle d'un flux en fonction d'un objectif précis). 


De ce point de vue, on peut sans doute parler d'événement biopolitique à propos de la politique  actuelle d'immigration. Son principal pivot réside en effet dans la redéfinition des rapports entre le cadre législatif et la manière dont celui-ci est mis en oeuvre par les acteurs gouvernementaux  de cette politique, autour de la figure centrale des préfets. Cette France-là retrace l'histoire de cette articulation : depuis les années 1970, les gouvernements tentaient de faire pièce aux avancées de l'Etat de droit  (droit de vivre en famille en 1976, droit de résider dans le  pays où on a établi ses attaches professionnelles et familiales – carte de séjour, 1984) par la voie législative (lois Pasqua, Debré, Chevènement). Sarkozy et Hortefeux ont procédé tout autrement : ils se sont donné pour objectif de majorer l'autonomie des préfets, non pas dans une sorte de contournement plus ou moins clandestin du cadre législatif, mais en inscrivant les principes de cette autonomie et l'extension du pouvoir d'appréciation dans la loi  elle-même, et ce dans le but d'optimiser l'efficacité et la souplesse de son application. Le but explicite est  d'adapter les règles et procédures juridiques aux conditions de réalisation des objectifs politiques du  gouvernement. A cet égard, est peut-être symbolique l'introduction du « contrat d'accueil et d'intégration » que les  candidats au séjour doivent signer, et au regard duquel les préfets peuvent juger de l'évolution du processus d'intégration durant leur première année de présence, statuant ensuite sur le renouvellement du titre provisoire de séjour, ou sur la délivrance d'une carte de résident. Il y a évidemment, dans  ce contrat, un rappel de la thématique du pacte social, comme fondement de la république ; mais il y a tout autant l'acceptation d'un lien où l'engagement à se conformer aux valeurs de la République prend la forme paradoxale d'un lien de subordination de type contractuel, où la marge d'appréciation du préfet est justifiée et élargie. Ce contrat, en un sens, est plus proche d'une « refondation sociale » par la contractualisation qu'appelait de ses voeux le MEDEF, que du contrat social à la manière de Rousseau.


Il faudrait ici suivre l'ensemble des transformations consécutives à ce basculement, d'une part dans la redéfinition du fonctionnement et de la place du droit (cf les transformations du contentieux et le projet d'une juridiction de l'étranger, qui unifierait le juge administratif et le juge des libertés), d'autre part dans la multiplication des espaces, des instruments, des critères et des acteurs de cette « appréciation ». Que la marge soit en quelque sorte centrale n'implique pas que le pouvoir s'y exerce indifféremment : la politique des objectifs et le souci de « faire du chiffre » implique au contraire d'identifier précisément les marges  sur lesquelles il est possible de jouer. Du même coup, pourrait-on dire, critiquer cette politique ne peut plus consister à invoquer ce qui est légal ou non ; il s'agirait plutôt (et ici l'analyse politique rejoint d'une certaine manière le sens commun) de désigner ce qui est « normal » ou pas : est-il normal d'arrêter les sans-papiers au guichet des Préfectures ? Au moment où ils déposent leur demande d'Aide Médical d'Etat ? Le sentiment que « ce n'est pas normal » vient peut-être ici répondre, de manière très cohérente, à la façon dont le pouvoir lui-même s'exerce moins par la loi que par la marge d'appréciation laissée aux producteurs de normes. 


3/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

2. De la souveraineté aux intermédiaires


Ce réaménagement des rapports entre le cadre législatif et l'activité « appréciatrice » des acteurs locaux a une conséquence : la manière dont ceux-ci vont se conduire, dans  l'exercice de leur profession, devient politiquement centrale. Du coup, au moment même où le gouvernement  renforce la liberté de ses agents et de ses services, il doit se doter des moyens  propres à s'assurer que cette liberté ira dans le sens des objectifs qu'il a fixé. De ce point de vue, la thématique de l'identité nationale, l'importance donnée aux  questions d'immigration, et l'affirmation de la nécessaire culture du résultat, ne sont pas  deux questions séparées mais constituent bel et bien un seul et même ensemble (c'est, au fond, la thèse centrale de Cette France-là). On peut même se demander si le second aspect n'est pas la raison secrète du premier ; autrement dit, si l'aménagement d'une forme de management par objectifs, loin d'être simplement le moyen d'atteindre le nombre de reconduites à la frontières fixé par le ministre, n'est pas la fin véritable de toute l'affaire. Soupçon : la mise en avant de la question de l'immigration n'est pas le moyen de son  moyen, à savoir le laboratoire d'un certain type de politique publique ?


Du point de vue philosophique, cette transformation consonne avec deux aspects de ce que Foucault nommait « biopolitique » : d'une part, le passage de ce qu'il appelait la « normation » disciplinaire, c'est-à-dire du régime où chacun supervise de manière rigide ce que font ses subordonnés, à une « normalisation » où il s'agit plutôt d'anticiper et de rectifier ex post, en laissant aux agents le choix des moyens et en comptant sur leur inventivité. D'autre part, cela suppose la construction de ce que Foucault nommait un « assujettissement » (c'est-à-dire la construction de sujets mettant toute leur liberté au service des objectifs généraux du pouvoir). La politique d'immigration ne s'incarne pas seulement dans la figure de son chef ou de son ministre ; elle prend tout autant corps du côté de ses acteurs locaux. La question serait : comment crée-t-on, politiquement et à l'échelle d'une société entière, les conditions de l'excès de zèle ? Le cas qui nous réunit ce soir, celui des philosophes débarqués de l'avion, est exemplaire à cet égard : après tout, il a fallu la dénonciation de l'hôtesse de l'air, celle du commandant de bord, toute une série d'attitudes et d'initiatives allant bien au-delà de ce qui est légalement requis. Je renvoie, sur ce point, à l'analyse menée dans Cette France-là du comportement des services électoraux, à partir du travail sociologique d'Alexis Spire. Celui-ci montre, par exemple, comment les employés des services d'immigration sont à la fois dépréciés dans la hiérarchie des  services, et dotés d'un pouvoir supérieur vis-à-vis des étrangers dont ils ont la charge : le ressentiment de n'avoir guère de perspectives professionnelles peut alors, par contrecoup,  trouver une compensation dans l'aptitude à décider de l'avenir des migrants. Ces employés, d'autre part, articulent leur activité dans le cadre d'un ethos professionnel et institutionnel, où la lutte contre les fraudeurs apparaît comme une condition de la sauvegarde du modèle français de protection sociale. (Cf Cette France-là, p.181).


Mener l'analyse critique de cette politique, ce serait donc examiner systématiquement comment, tout en se donnant comme l'expression d'une volonté singulière, elle organise l'initiative d'une multiplicité d'agents et de services en comptant notamment sur leur mise concurrence. Difficulté, ici, de la critique : avoir prise sur cette multiplicité d'agents suppose dans une certaine  mesure, de se dégager de la référence exclusive au chef de l'Etat et à son ministre, et d'interpeller  aussi les acteurs locaux.

4/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

3. De l'exclusion à la positivité


Dernier aspect qui rendrait pertinent une lecture « biopolitique » de l'action gouvernementale : la réorientation même de l'objectif de cette politique en fonction d'un horizon « positif », celui de « l'immigration choisie », en lieu et place d'une « immigration zéro » qui donnerait à l'action politique un horizon à la fois restrictif et stigmatisant. Je m'arrêterai peu sur cet aspect (Eric Fassin, je crois, nous dira comment les valeurs d'ouverture et d'intégration sont aujourd'hui mise au service d'une politique restrictive). J'insisterai seulement sur ceci :'à mon sens, il faut prendre au sérieux le réaménagement opéré par Sarkozy, entre les dimensions de « modernité » et de « fermeté » entre lesquelles ses prédécesseurs naviguaient dans la forme du compromis. Le thème de « l'immigration choisie » permet d'articuler dans un seul et même discours les objectifs de modernité et de fermeté, en faisant systématiquement de la dimension négative de la politique le moyen de parvenir à ses fins positives. Ce réaménagement ne relève pas seulement de la pirouette rhétorique mais retentit, en cascade, sur toute la critériologie mobilisée pour penser et organiser la restriction de l'accès au territoire : le non-respect supposé des valeurs d'ouverture devient la raison centrale pour  fermer la porte ; la prise en compte du « parcours individuel du migrant » devient la raison invoquée pour réaliser l'intégration des services à l'intérieur d'un seul et même ministère de l'immigration, etc. 


Ce réaménagement n'empêche pas, évidemment, que la dimension répressive prime : la part des mécanismes destinés à lutter contre l'immigration dite subie, est infiniment supérieure à celle des mécanismes destinés à favoriser l'immigration dite choisie (Cf Cette France-là, p.144). Au fond, ce constat d'un renforcement des dimensions négatives du pouvoir, corrélatif à sa subordination à des objectifs positifs, fait penser à ce que Foucault écrivait dans La Volonté de savoir : « ce formidable pouvoir de mort – et c'est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites – se donne maintenant comme le complémentaire d'un pouvoir qui s'exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d'exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d'ensemble ». 


Ici, la question critique devient extrêmement délicate : tout le problème est d'articuler une critique qui puisse, non dénoncer au nom des valeurs d'ouverture et d'hospitalité le caractère répressif et objectivement xénophobe d'une politique, mais dénoncer une politique qui fait de la répression et de la xénophobie l'incarnation principale des valeurs d'ouverture et d'hospitalité. 

5/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009


Conclusion : critique et récit.


Cela m'amène à la question des formes de la critique, que j'avais promis d'évoquer en commençant. Résumons-nous : si l'on admet que cette politique est effectivement singulière, nouvelle, inédite, la question est de savoir comment la critique peut lui être contemporaine. Quelles formes peuvent prendre un discours et une démarche critiques vis-à-vis d'un mode de gouvernement qui privilégie l'appréciation sur la législation, qui polarise les conduites individuelles sous la mise en scène de la volonté du chef, et qui réarticule son caractère restrictif et  contraignant dans l'horizon d'une volonté d'ouverture et de modernité ? Les difficultés se présentent, en cascade : la critique se laisse malaisément énoncer dans les termes de la défense de l'Etat de droit ; elle risque, en tombant dans la dénonciation de l'hyper-présidentialisation, de manquer cette autre personnalisation que constitue l'activation des multiples acteurs locaux ; elle tend à s'empêtrer dans une critique de la répression à la fois indispensable (car il y a bien violence, arbitraire, exclusion, délaissement) et perpétuellement mise à la marge par l'argument selon lequel c'est là le prix à payer pour cheminer vers l'avenir.


Quelle critique, donc ? Sans prétendre évidemment épuiser ce sujet, je voudrais dire un mot de l'un des choix qui a été fait  dans Cette France-là, et de sa pertinence politique : le choix de raconter, et le centrage sur les récits. Intitulées « Récits », les parties I et III du livre présentent l'une quatre-vingt histoires de personnes ayant fait l'objet de mesures d'éloignement, l'autre vingt-quatre portraits, un pour chacun des préfets ayant mis en oeuvre cette politique. Rien d'absolument original ici – depuis des mois, sur internet, ce sont pareillement des histoires qui circulent (telle interpellation scandaleuse, tel délit de solidarité) comme si une sorte de tradition du récit exemplaire se réactivait face au nouveau régime de pouvoir. Pourquoi cette vivacité nouvelle du récit ?


Pour convoquer une dernière fois la référence à Michel Foucault, puisque j'en ai fait le fil conducteur de ce propos, vous me pardonnerez une petite digression. Je participe en ce moment à la conception d' une exposition qui aura lieu à la bibliothèque de Lyon, à partir du 15 mai. L'expo s'intitulera « archives de l'infamie », et rassemble une sorte de collection imaginaire à partir d'un texte de Foucault « la vie des hommes infames », texte où Foucault rêvait de constituer une anthologie d'existence, à partir des récits puisés dans les registres d'internement de Bicêtre et de Charenton (ces textes frappants où, en quelques lignes, on résume la vie d'un homme pour l'enfermer à jamais). En préparant cette exposition, m'a beaucoup frappé le fait (rarement souligné) que ce texte, « la vie des hommes infâmes » et La volonté de savoir sont deux textes contemporains : autrement dit, que Foucault pose, au moment où il engage l'analyse de la biopolitique, la question de la force et de la portée politique du biographique (installant le souci de « la vie » dans une tension entre la vie biologique et la vie racontée). Lien ambigu : en un sens, la  biographie est ce par quoi le pouvoir s'assure une prise sur les existences ; en un autre sens, elle est aussi ce en quoi se lit le mieux la logique individualisante du pouvoir, le caractère intolérable de certains de ces effets, les efforts des hommes pour lui résister.


Cette ambiguïté a quelque chose de très actuel. Voyez comment la communication gouvernementale à propos de l'immigration oscille en permanence entre la présentation des chiffres et le storytelling : ainsi encore, voici quelques jours, la régularisation de ce sans-papiers devenu champion de boxe. D'une main, on occulte les effets de cette politique sur les existences en comptant sur l'abstraction du chiffre, de l'autre main, on occulte la violence de cette abstraction même dans une rhétorique du récit exemplaire, censée illustrer la volonté gouvernementale de privilégier le cas par cas. Du même coup, il est assez logique que la question de savoir comment raconter acquière une importance politique nouvelle. Pour s'en tenir à la manière dont, à mon sens, elle est présente dans le travail de Cette France-là : 1/ comment démonter l'usage « narratif » des statistiques et des objectifs, la façon dont le pouvoir actuel se met en scène et se raconte à travers eux, invente quelque chose comme « les deux corps de Nicolas Sarkozy » - l'un de chair, l'autre de chiffres ? 2/ Comment faire usage du récit pour décrire un certain style de pouvoir ? C'est la question que nous nous sommes posés en rédigeant des portraits de préfets : faire du portrait la forme adéquate à décrire une certaine cohérence qui se trouve en s'inventant, et qui se singularise par sa façon de mettre à profit les occasions et le contexte, pour remplir mieux que d'autres les objectifs présidentiels. 3/ Comment enfin (et d'abord, puisque le livre s'ouvre par là) raconter des vies confrontées à la politique actuelle ? A cet égard, lorsque Cette France-là propos de proposer quatre-vingt portraits, ce n'est pas pour impressionner ou pour « faire nombre » : c'est pour rompre, par la série, avec l'oscillation entre l'histoire singulière et l'abstraction des chiffres ; c'est pour faire apparaître la cohérence d'une politique dans ses sinuosités mêmes, dans la façon dont, confrontée à des situations toujours singulières, elle invente effectivement au cas – mais elle invente des moyens de refouler, de limiter l'accès au droit et de reconduire à la frontière. Pour mordre de façon pertinente sur la manière dont ce pouvoir entreprend de gérer la vie, peut-être faut-il ne pas cesser de raconter des vies. D'en raconter plusieurs.