mardi 26 mai 2009

1/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

Pour engager la discussion, je voudrais poser une question en quelque sorte élémentaire : s'il s'agit de mener la critique de la politique actuelle du gouvernement  français en matière d'immigration (avec en ligne de mire, un double élargissement : au-delà du seul gouvernement français, au-delà des seules questions d'immigration), se pose la question de l'ajustement réciproque entre l'objet de la critique et les modalités de celle-ci. Pour aller vite : que s'agit-il au juste de critiquer et comment ? A cet égard, la publication de l'ouvrage Cette France-là part d'un constat: le sentiment d'une relative impuissance de la critique, ou plutôt d'une difficulté de traduire et d'articuler politiquement le sentiment virulent d'injustifiable ou d'inacceptable que cette politique suscite. Il me semble que cet embarras peut s'analyser de deux manières :


1/ On peut y voir (comme le font généralement les défenseurs de cette politique) une marque d'indécision, quant aux politiques alternatives qu'il s'agirait de proposer. C'est le syllogisme préféré du gouvernement : « si vous admettez le principe même d'une politique d'immigration, vous devez accepter cette politique-ci ; et si vous acceptez cette politique-ci, vous devez aussi consentir aux moyens par lesquels elle se met en place ». La critique est alors mise au compte d'un sentimentalisme mal placé, cependant qu'on postule un lien nécessaire entre l'idée d'une politique migratoire, cette politique et les moyens qu'elle mobilise.


2/ Or, on pourrait dans une certaine mesure faire l'analyse inverse : si la critique peine à s'articuler, ce n'est pas parce que la politique mise en place par le Ministère de l'Identité Nationale est l'incarnation transparente de la rationalité gestionnaire en général ; c'est, au contraire, parce que cette politique est très singulière, à certains égards tout à fait inédite, et qu'elle rend du même coup inopérante un certain nombre de gestes critiques familiers ou traditionnels. La métaphore du « durcissement » est ici malheureuse, parce qu'elle laisse croire à une simple différence de degré, sur le fond de tendances aussi anciennes, en un sens, que l'Etat contemporain lui-même. Or si, par exemple, l'accusation de xénophobie dans sa forme traditionnelle porte à faux, c'est qu'elle vient buter contre un pouvoir qui, dans le même mouvement où il s'efforce d'atteindre ses quotas d'expulsion, exhibe en permanence son souci de contribuer à la construction d'une France à la fois métissée et consciente de son identité.


La question serait donc celle-ci : identifier les spécificités de la politique actuelle, déterminer en quoi  celles-ci rendent inopérants certains registres critiques, et se demander quels autres registres pourraient s'y substituer. Ou encore (puisque le jeu de cette rencontre est de montrer en quoi la philosophie peut contribuer à l'intelligence de la situation) :  « Quelle différence aujourd'hui fait-il par rapport à hier ? ». C'était, on s'en souvient, la question posée par Michel Foucault, et puisque l'étude des travaux de celui-ci occupe une part de mon travail ordinaire de chercheur, je voudrais indiquer au passage en quoi cette boîte à outils peut, en l'espèce, être utile. Je pense, en particulier, à l'ensemble d'analyses réunies sous l'égide d'une notion aujourd'hui très (trop ?) connue, qui est la notion de biopolitique (notion que Foucault ne cesse d'élaborer, de transformer et de déplacer devant soi entre La Volonté de savoir, en 1976, et les cours au Collège de France, jusqu'en 1980). 


J'essaie de préciser. Evoquer la « biopolitique » suppose une certaine prudence ; à cette notion, depuis quelques années (et notamment à cause de sa relecture par un philosophe comme Giorgio Agamben), est associée l'image d'un pouvoir  exerçant une souveraineté sans limite sur des hommes réduits à leur substrat biologique, selon une logique d'exception. Cette lecture a l'avantage d'introduire une sorte de surcroît dramatique, mais elle présente l'inconvénient de dissoudre dans une sorte de nuit de la

souveraineté la pluralité, moins spectaculaire peut-être, des manières dont le pouvoir s'exerce. Ce fut, en un sens, le revers de la très forte mobilisation autour des tests ADN : celle-ci fut très utile, mais elle s'appuyait en grande partie sur ce que de tels tests semblaient symboliser, à savoir une sorte de biologisation scientifique et implacable du pouvoir. Ce faisant, on oubliait, par exemple, que l'un des problèmes des tests biologiques déjà pratiqués aujourd'hui ne tient pas à leur nécessité sans faille, mais au fait qu'ils accroissent la part d'arbitraire, d'incertitude et d'appréciation :  par exemple les tests osseux, utilisés pour déterminer si une personne est majeure ou mineure, et qui présentent une marge d'incertitude de plusieurs années ! On oubliait aussi, au passage, certains traits du projet gouvernemental, en un sens beaucoup plus significatifs et « biopolitiques » que le recours spectaculaire à la technologie ADN ; par exemple, le fait que ces tests étaient présentés comme « une chance » pour les candidats au regroupement familial, selon une logique qui retournait en quelque sorte la contrainte en opportunité. Ou encore, le fait qu'on a songé un temps à faire financer ces tests par les demandeurs eux-mêmes, en arguant qu'il s'agissait là d'une forme d'investissement – tous gestes caractéristiques d'un pouvoir qui, dans le mouvement même où il s'exerce de la manière la plus dure, se présente comme « au service » de ceux qu'il entend gouverner, et entend se poser comme un simple encadrement de leur parcours.


Si la notion de « biopolitique » est opérante pour penser ce qui se passe aujourd'hui, pour cerner les contours de cette politique que nous entendons critiquer, c'est donc peut-être moins du côté de sa relecture contemporaine en  termes de « vie nue », que du côté d'un certain nombre d'indications données par Foucault lui-même (dans leur caractère un peu épars). Pour aller vite, je me limiterai à indiquer trois séries de transformations, trois inflexions décisives dans le régime contemporain du politique : inflexion de la loi vers la norme, de la souveraineté vers les intermédiaires, du négatif vers le positif enfin.

2/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

1. De la loi à la norme


Tout au long des années 1970, Foucault a insisté sur la nécessité de distinguer le politique du juridique. Double exigence, en fait : d'un côté, dans la description qu'on fait du pouvoir, cesser d'identifier un régime politique aux lois que celui-ci se donne ; de l'autre côté, dans le discours critique qu'on tient, n'user qu'avec prudence du registre républicain de l'égalité de tous devant la loi, de la transcendance de la règle, etc. Ce propos général connaît toutefois chez lui des nuances et des inflexions. Ainsi, dans son étude du pouvoir disciplinaire, Foucault maintenait une sorte de dualisme entre le niveau du droit, formellement égalitaire, et celui des « contre-droits », venant biaiser et contourner par en-dessous l'application de la loi par des réglements, des procédures, etc. Lorsque Foucault, par contre, introduit la notion de biopolitique, c'est une manière de mettre en question ce dualisme même : il faut, remarque-t-il, prendre acte du fait que la loi peut aménager explicitement son débordement, en étendant l'espace  laissé à l'appréciation d'acteurs dont le raisonnement n'est pas d'ordre juridique (permis / interdit), mais normatif (gestion différentielle d'un flux en fonction d'un objectif précis). 


De ce point de vue, on peut sans doute parler d'événement biopolitique à propos de la politique  actuelle d'immigration. Son principal pivot réside en effet dans la redéfinition des rapports entre le cadre législatif et la manière dont celui-ci est mis en oeuvre par les acteurs gouvernementaux  de cette politique, autour de la figure centrale des préfets. Cette France-là retrace l'histoire de cette articulation : depuis les années 1970, les gouvernements tentaient de faire pièce aux avancées de l'Etat de droit  (droit de vivre en famille en 1976, droit de résider dans le  pays où on a établi ses attaches professionnelles et familiales – carte de séjour, 1984) par la voie législative (lois Pasqua, Debré, Chevènement). Sarkozy et Hortefeux ont procédé tout autrement : ils se sont donné pour objectif de majorer l'autonomie des préfets, non pas dans une sorte de contournement plus ou moins clandestin du cadre législatif, mais en inscrivant les principes de cette autonomie et l'extension du pouvoir d'appréciation dans la loi  elle-même, et ce dans le but d'optimiser l'efficacité et la souplesse de son application. Le but explicite est  d'adapter les règles et procédures juridiques aux conditions de réalisation des objectifs politiques du  gouvernement. A cet égard, est peut-être symbolique l'introduction du « contrat d'accueil et d'intégration » que les  candidats au séjour doivent signer, et au regard duquel les préfets peuvent juger de l'évolution du processus d'intégration durant leur première année de présence, statuant ensuite sur le renouvellement du titre provisoire de séjour, ou sur la délivrance d'une carte de résident. Il y a évidemment, dans  ce contrat, un rappel de la thématique du pacte social, comme fondement de la république ; mais il y a tout autant l'acceptation d'un lien où l'engagement à se conformer aux valeurs de la République prend la forme paradoxale d'un lien de subordination de type contractuel, où la marge d'appréciation du préfet est justifiée et élargie. Ce contrat, en un sens, est plus proche d'une « refondation sociale » par la contractualisation qu'appelait de ses voeux le MEDEF, que du contrat social à la manière de Rousseau.


Il faudrait ici suivre l'ensemble des transformations consécutives à ce basculement, d'une part dans la redéfinition du fonctionnement et de la place du droit (cf les transformations du contentieux et le projet d'une juridiction de l'étranger, qui unifierait le juge administratif et le juge des libertés), d'autre part dans la multiplication des espaces, des instruments, des critères et des acteurs de cette « appréciation ». Que la marge soit en quelque sorte centrale n'implique pas que le pouvoir s'y exerce indifféremment : la politique des objectifs et le souci de « faire du chiffre » implique au contraire d'identifier précisément les marges  sur lesquelles il est possible de jouer. Du même coup, pourrait-on dire, critiquer cette politique ne peut plus consister à invoquer ce qui est légal ou non ; il s'agirait plutôt (et ici l'analyse politique rejoint d'une certaine manière le sens commun) de désigner ce qui est « normal » ou pas : est-il normal d'arrêter les sans-papiers au guichet des Préfectures ? Au moment où ils déposent leur demande d'Aide Médical d'Etat ? Le sentiment que « ce n'est pas normal » vient peut-être ici répondre, de manière très cohérente, à la façon dont le pouvoir lui-même s'exerce moins par la loi que par la marge d'appréciation laissée aux producteurs de normes. 


3/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

2. De la souveraineté aux intermédiaires


Ce réaménagement des rapports entre le cadre législatif et l'activité « appréciatrice » des acteurs locaux a une conséquence : la manière dont ceux-ci vont se conduire, dans  l'exercice de leur profession, devient politiquement centrale. Du coup, au moment même où le gouvernement  renforce la liberté de ses agents et de ses services, il doit se doter des moyens  propres à s'assurer que cette liberté ira dans le sens des objectifs qu'il a fixé. De ce point de vue, la thématique de l'identité nationale, l'importance donnée aux  questions d'immigration, et l'affirmation de la nécessaire culture du résultat, ne sont pas  deux questions séparées mais constituent bel et bien un seul et même ensemble (c'est, au fond, la thèse centrale de Cette France-là). On peut même se demander si le second aspect n'est pas la raison secrète du premier ; autrement dit, si l'aménagement d'une forme de management par objectifs, loin d'être simplement le moyen d'atteindre le nombre de reconduites à la frontières fixé par le ministre, n'est pas la fin véritable de toute l'affaire. Soupçon : la mise en avant de la question de l'immigration n'est pas le moyen de son  moyen, à savoir le laboratoire d'un certain type de politique publique ?


Du point de vue philosophique, cette transformation consonne avec deux aspects de ce que Foucault nommait « biopolitique » : d'une part, le passage de ce qu'il appelait la « normation » disciplinaire, c'est-à-dire du régime où chacun supervise de manière rigide ce que font ses subordonnés, à une « normalisation » où il s'agit plutôt d'anticiper et de rectifier ex post, en laissant aux agents le choix des moyens et en comptant sur leur inventivité. D'autre part, cela suppose la construction de ce que Foucault nommait un « assujettissement » (c'est-à-dire la construction de sujets mettant toute leur liberté au service des objectifs généraux du pouvoir). La politique d'immigration ne s'incarne pas seulement dans la figure de son chef ou de son ministre ; elle prend tout autant corps du côté de ses acteurs locaux. La question serait : comment crée-t-on, politiquement et à l'échelle d'une société entière, les conditions de l'excès de zèle ? Le cas qui nous réunit ce soir, celui des philosophes débarqués de l'avion, est exemplaire à cet égard : après tout, il a fallu la dénonciation de l'hôtesse de l'air, celle du commandant de bord, toute une série d'attitudes et d'initiatives allant bien au-delà de ce qui est légalement requis. Je renvoie, sur ce point, à l'analyse menée dans Cette France-là du comportement des services électoraux, à partir du travail sociologique d'Alexis Spire. Celui-ci montre, par exemple, comment les employés des services d'immigration sont à la fois dépréciés dans la hiérarchie des  services, et dotés d'un pouvoir supérieur vis-à-vis des étrangers dont ils ont la charge : le ressentiment de n'avoir guère de perspectives professionnelles peut alors, par contrecoup,  trouver une compensation dans l'aptitude à décider de l'avenir des migrants. Ces employés, d'autre part, articulent leur activité dans le cadre d'un ethos professionnel et institutionnel, où la lutte contre les fraudeurs apparaît comme une condition de la sauvegarde du modèle français de protection sociale. (Cf Cette France-là, p.181).


Mener l'analyse critique de cette politique, ce serait donc examiner systématiquement comment, tout en se donnant comme l'expression d'une volonté singulière, elle organise l'initiative d'une multiplicité d'agents et de services en comptant notamment sur leur mise concurrence. Difficulté, ici, de la critique : avoir prise sur cette multiplicité d'agents suppose dans une certaine  mesure, de se dégager de la référence exclusive au chef de l'Etat et à son ministre, et d'interpeller  aussi les acteurs locaux.

4/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

3. De l'exclusion à la positivité


Dernier aspect qui rendrait pertinent une lecture « biopolitique » de l'action gouvernementale : la réorientation même de l'objectif de cette politique en fonction d'un horizon « positif », celui de « l'immigration choisie », en lieu et place d'une « immigration zéro » qui donnerait à l'action politique un horizon à la fois restrictif et stigmatisant. Je m'arrêterai peu sur cet aspect (Eric Fassin, je crois, nous dira comment les valeurs d'ouverture et d'intégration sont aujourd'hui mise au service d'une politique restrictive). J'insisterai seulement sur ceci :'à mon sens, il faut prendre au sérieux le réaménagement opéré par Sarkozy, entre les dimensions de « modernité » et de « fermeté » entre lesquelles ses prédécesseurs naviguaient dans la forme du compromis. Le thème de « l'immigration choisie » permet d'articuler dans un seul et même discours les objectifs de modernité et de fermeté, en faisant systématiquement de la dimension négative de la politique le moyen de parvenir à ses fins positives. Ce réaménagement ne relève pas seulement de la pirouette rhétorique mais retentit, en cascade, sur toute la critériologie mobilisée pour penser et organiser la restriction de l'accès au territoire : le non-respect supposé des valeurs d'ouverture devient la raison centrale pour  fermer la porte ; la prise en compte du « parcours individuel du migrant » devient la raison invoquée pour réaliser l'intégration des services à l'intérieur d'un seul et même ministère de l'immigration, etc. 


Ce réaménagement n'empêche pas, évidemment, que la dimension répressive prime : la part des mécanismes destinés à lutter contre l'immigration dite subie, est infiniment supérieure à celle des mécanismes destinés à favoriser l'immigration dite choisie (Cf Cette France-là, p.144). Au fond, ce constat d'un renforcement des dimensions négatives du pouvoir, corrélatif à sa subordination à des objectifs positifs, fait penser à ce que Foucault écrivait dans La Volonté de savoir : « ce formidable pouvoir de mort – et c'est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites – se donne maintenant comme le complémentaire d'un pouvoir qui s'exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d'exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d'ensemble ». 


Ici, la question critique devient extrêmement délicate : tout le problème est d'articuler une critique qui puisse, non dénoncer au nom des valeurs d'ouverture et d'hospitalité le caractère répressif et objectivement xénophobe d'une politique, mais dénoncer une politique qui fait de la répression et de la xénophobie l'incarnation principale des valeurs d'ouverture et d'hospitalité. 

5/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009


Conclusion : critique et récit.


Cela m'amène à la question des formes de la critique, que j'avais promis d'évoquer en commençant. Résumons-nous : si l'on admet que cette politique est effectivement singulière, nouvelle, inédite, la question est de savoir comment la critique peut lui être contemporaine. Quelles formes peuvent prendre un discours et une démarche critiques vis-à-vis d'un mode de gouvernement qui privilégie l'appréciation sur la législation, qui polarise les conduites individuelles sous la mise en scène de la volonté du chef, et qui réarticule son caractère restrictif et  contraignant dans l'horizon d'une volonté d'ouverture et de modernité ? Les difficultés se présentent, en cascade : la critique se laisse malaisément énoncer dans les termes de la défense de l'Etat de droit ; elle risque, en tombant dans la dénonciation de l'hyper-présidentialisation, de manquer cette autre personnalisation que constitue l'activation des multiples acteurs locaux ; elle tend à s'empêtrer dans une critique de la répression à la fois indispensable (car il y a bien violence, arbitraire, exclusion, délaissement) et perpétuellement mise à la marge par l'argument selon lequel c'est là le prix à payer pour cheminer vers l'avenir.


Quelle critique, donc ? Sans prétendre évidemment épuiser ce sujet, je voudrais dire un mot de l'un des choix qui a été fait  dans Cette France-là, et de sa pertinence politique : le choix de raconter, et le centrage sur les récits. Intitulées « Récits », les parties I et III du livre présentent l'une quatre-vingt histoires de personnes ayant fait l'objet de mesures d'éloignement, l'autre vingt-quatre portraits, un pour chacun des préfets ayant mis en oeuvre cette politique. Rien d'absolument original ici – depuis des mois, sur internet, ce sont pareillement des histoires qui circulent (telle interpellation scandaleuse, tel délit de solidarité) comme si une sorte de tradition du récit exemplaire se réactivait face au nouveau régime de pouvoir. Pourquoi cette vivacité nouvelle du récit ?


Pour convoquer une dernière fois la référence à Michel Foucault, puisque j'en ai fait le fil conducteur de ce propos, vous me pardonnerez une petite digression. Je participe en ce moment à la conception d' une exposition qui aura lieu à la bibliothèque de Lyon, à partir du 15 mai. L'expo s'intitulera « archives de l'infamie », et rassemble une sorte de collection imaginaire à partir d'un texte de Foucault « la vie des hommes infames », texte où Foucault rêvait de constituer une anthologie d'existence, à partir des récits puisés dans les registres d'internement de Bicêtre et de Charenton (ces textes frappants où, en quelques lignes, on résume la vie d'un homme pour l'enfermer à jamais). En préparant cette exposition, m'a beaucoup frappé le fait (rarement souligné) que ce texte, « la vie des hommes infâmes » et La volonté de savoir sont deux textes contemporains : autrement dit, que Foucault pose, au moment où il engage l'analyse de la biopolitique, la question de la force et de la portée politique du biographique (installant le souci de « la vie » dans une tension entre la vie biologique et la vie racontée). Lien ambigu : en un sens, la  biographie est ce par quoi le pouvoir s'assure une prise sur les existences ; en un autre sens, elle est aussi ce en quoi se lit le mieux la logique individualisante du pouvoir, le caractère intolérable de certains de ces effets, les efforts des hommes pour lui résister.


Cette ambiguïté a quelque chose de très actuel. Voyez comment la communication gouvernementale à propos de l'immigration oscille en permanence entre la présentation des chiffres et le storytelling : ainsi encore, voici quelques jours, la régularisation de ce sans-papiers devenu champion de boxe. D'une main, on occulte les effets de cette politique sur les existences en comptant sur l'abstraction du chiffre, de l'autre main, on occulte la violence de cette abstraction même dans une rhétorique du récit exemplaire, censée illustrer la volonté gouvernementale de privilégier le cas par cas. Du même coup, il est assez logique que la question de savoir comment raconter acquière une importance politique nouvelle. Pour s'en tenir à la manière dont, à mon sens, elle est présente dans le travail de Cette France-là : 1/ comment démonter l'usage « narratif » des statistiques et des objectifs, la façon dont le pouvoir actuel se met en scène et se raconte à travers eux, invente quelque chose comme « les deux corps de Nicolas Sarkozy » - l'un de chair, l'autre de chiffres ? 2/ Comment faire usage du récit pour décrire un certain style de pouvoir ? C'est la question que nous nous sommes posés en rédigeant des portraits de préfets : faire du portrait la forme adéquate à décrire une certaine cohérence qui se trouve en s'inventant, et qui se singularise par sa façon de mettre à profit les occasions et le contexte, pour remplir mieux que d'autres les objectifs présidentiels. 3/ Comment enfin (et d'abord, puisque le livre s'ouvre par là) raconter des vies confrontées à la politique actuelle ? A cet égard, lorsque Cette France-là propos de proposer quatre-vingt portraits, ce n'est pas pour impressionner ou pour « faire nombre » : c'est pour rompre, par la série, avec l'oscillation entre l'histoire singulière et l'abstraction des chiffres ; c'est pour faire apparaître la cohérence d'une politique dans ses sinuosités mêmes, dans la façon dont, confrontée à des situations toujours singulières, elle invente effectivement au cas – mais elle invente des moyens de refouler, de limiter l'accès au droit et de reconduire à la frontière. Pour mordre de façon pertinente sur la manière dont ce pouvoir entreprend de gérer la vie, peut-être faut-il ne pas cesser de raconter des vies. D'en raconter plusieurs.

lundi 18 mai 2009

LA POLITIQUE DE L’IMMIGRATION DE N. SARKOZY ET LES LIBERTES PUBLIQUES

Conférence-débat du

Lundi 6 avril 2009

à l’Ecole Normale Supérieure

Intervention de Pierre Lauret

 

Cette réunion publique est organisée suite à la mésaventure arrivée à trois philosophes dans un avion en partance pour Kinshasa ; et elle est aussi suscitée par la parution du livre Cette France-là, ouvrage collectif qui présente une description et une analyse renouvelées de la politique d’immigration menée sous l’égide de Nicolas Sarkozy.

 

Je commencerai par rappeler brièvement nos mésaventures de la fin de l’année 2008. Le 16 décembre, nous étions quatre philosophes français à prendre un avion d’Air France à Roissy, pour aller à Kinshasa participer à un colloque organisé par l’Agence Universitaire de la Francophonie et les Facultés Catholiques de Kinshasa, en collaboration avec l’Université de Paris-8. L’intitulé du colloque était « Culture du dialogue et passage des frontières ». En pénétrant dans l’appareil, trois d’entre nous, Sophie Foch-Rémusat, Yves Cusset et moi-même, avons constaté la présence, tout au fond de la cabine, de deux personnes africaines menottées, et entourées par des hommes qui étaient manifestement des policiers en civil. Nous avons alors décidé d’aller poser des questions aux policiers sur ce qui se passait. Notre insistance, en dépit des ordres de regagner nos places, a contraint les policiers à reconnaître qu’il s’agissait d’une mesure d’éloignement d’étrangers sans titre de séjour. Elle a aussi rendu visible cette situation, qui a attiré l’attention des autres passagers, qui se sont émus, ont discuté, se sont indignés et ont protesté. Suite à cette manifestation spontanée, j'ai été débarqué manu militari de l'avion par la Police aux Frontières (PAF) et placé en garde à vue. A leur retour du colloque, le 22 décembre, mes deux confrères ont eux aussi été placés en garde à vue. Le motif judiciaire de mon arrestation est « opposition à une mesure de reconduite à la frontière », et « entrave à la libre circulation d'un aéronef ». Pour les deux autres, « opposition… » et « outrage et menace envers l'escorte ». C'est le parquet de Bobigny qui décidera des suites à donner à ces dossiers (passage devant le tribunal correctionnel ou classement sans suite).

Pourquoi avons-nous décidé de poser ces questions ? Nous allions à Kinshasa participer à un colloque tout à fait académique. Mais il nous paraissait difficile d'aller travailler sur la culture du dialogue et le passage des frontières avec des collègues et des étudiants africains, dans un avion où il y avait des Africains menottés et expulsés ; et ce d'autant plus qu'Yves Cusset avait préparé une communication sur la question de l'hospitalité, que Sophie Foch-Rémusat est un membre actif du RESF, et que je suis moi-même un militant de la cause des sans-papiers depuis longtemps. Donc il allait de soi que nous devions au moins poser des questions, pour comprendre de quoi il s'agissait, rendre publique la situation, et nous éclairer nous-même sur la situation politique et morale que nous étions en train de vivre.

 

Du fait de mon engagement, j'ai beaucoup côtoyé des personnes immigrées sans papiers : j'ai donc une connaissance locale et assez précise de la réalité concrète et très diverse des motivations qui les ont amenées à venir vivre dans notre pays, des vies qu’ils y mènent, et des effets de la politique d'immigration sur ces vies. Du fait de mon tour d’esprit, plus académique que militant, je me suis aussi livré à un travail d’information et d’analyse qui m’a conduit à la conviction que les phénomènes d'immigration font l’objet, de la part des sphères politiques et médiatiques, d’une opération de requalification qui les présente comme un problème crucial, central, etc.., pour la société française ; le tout, sans aucun rapport avec la réalité. J’éprouve parfois un certain accablement, heureusement compensé par l’exaspération, face à la capacité des sphères politiques et médiatiques de « reconditionner » certaines réalités pour les constituer en pseudo problèmes cruciaux, qui accaparent l’espace public et interdisent toute perception correcte et toute discussion rationnelle de la réalité.