mardi 26 mai 2009

2/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

1. De la loi à la norme


Tout au long des années 1970, Foucault a insisté sur la nécessité de distinguer le politique du juridique. Double exigence, en fait : d'un côté, dans la description qu'on fait du pouvoir, cesser d'identifier un régime politique aux lois que celui-ci se donne ; de l'autre côté, dans le discours critique qu'on tient, n'user qu'avec prudence du registre républicain de l'égalité de tous devant la loi, de la transcendance de la règle, etc. Ce propos général connaît toutefois chez lui des nuances et des inflexions. Ainsi, dans son étude du pouvoir disciplinaire, Foucault maintenait une sorte de dualisme entre le niveau du droit, formellement égalitaire, et celui des « contre-droits », venant biaiser et contourner par en-dessous l'application de la loi par des réglements, des procédures, etc. Lorsque Foucault, par contre, introduit la notion de biopolitique, c'est une manière de mettre en question ce dualisme même : il faut, remarque-t-il, prendre acte du fait que la loi peut aménager explicitement son débordement, en étendant l'espace  laissé à l'appréciation d'acteurs dont le raisonnement n'est pas d'ordre juridique (permis / interdit), mais normatif (gestion différentielle d'un flux en fonction d'un objectif précis). 


De ce point de vue, on peut sans doute parler d'événement biopolitique à propos de la politique  actuelle d'immigration. Son principal pivot réside en effet dans la redéfinition des rapports entre le cadre législatif et la manière dont celui-ci est mis en oeuvre par les acteurs gouvernementaux  de cette politique, autour de la figure centrale des préfets. Cette France-là retrace l'histoire de cette articulation : depuis les années 1970, les gouvernements tentaient de faire pièce aux avancées de l'Etat de droit  (droit de vivre en famille en 1976, droit de résider dans le  pays où on a établi ses attaches professionnelles et familiales – carte de séjour, 1984) par la voie législative (lois Pasqua, Debré, Chevènement). Sarkozy et Hortefeux ont procédé tout autrement : ils se sont donné pour objectif de majorer l'autonomie des préfets, non pas dans une sorte de contournement plus ou moins clandestin du cadre législatif, mais en inscrivant les principes de cette autonomie et l'extension du pouvoir d'appréciation dans la loi  elle-même, et ce dans le but d'optimiser l'efficacité et la souplesse de son application. Le but explicite est  d'adapter les règles et procédures juridiques aux conditions de réalisation des objectifs politiques du  gouvernement. A cet égard, est peut-être symbolique l'introduction du « contrat d'accueil et d'intégration » que les  candidats au séjour doivent signer, et au regard duquel les préfets peuvent juger de l'évolution du processus d'intégration durant leur première année de présence, statuant ensuite sur le renouvellement du titre provisoire de séjour, ou sur la délivrance d'une carte de résident. Il y a évidemment, dans  ce contrat, un rappel de la thématique du pacte social, comme fondement de la république ; mais il y a tout autant l'acceptation d'un lien où l'engagement à se conformer aux valeurs de la République prend la forme paradoxale d'un lien de subordination de type contractuel, où la marge d'appréciation du préfet est justifiée et élargie. Ce contrat, en un sens, est plus proche d'une « refondation sociale » par la contractualisation qu'appelait de ses voeux le MEDEF, que du contrat social à la manière de Rousseau.


Il faudrait ici suivre l'ensemble des transformations consécutives à ce basculement, d'une part dans la redéfinition du fonctionnement et de la place du droit (cf les transformations du contentieux et le projet d'une juridiction de l'étranger, qui unifierait le juge administratif et le juge des libertés), d'autre part dans la multiplication des espaces, des instruments, des critères et des acteurs de cette « appréciation ». Que la marge soit en quelque sorte centrale n'implique pas que le pouvoir s'y exerce indifféremment : la politique des objectifs et le souci de « faire du chiffre » implique au contraire d'identifier précisément les marges  sur lesquelles il est possible de jouer. Du même coup, pourrait-on dire, critiquer cette politique ne peut plus consister à invoquer ce qui est légal ou non ; il s'agirait plutôt (et ici l'analyse politique rejoint d'une certaine manière le sens commun) de désigner ce qui est « normal » ou pas : est-il normal d'arrêter les sans-papiers au guichet des Préfectures ? Au moment où ils déposent leur demande d'Aide Médical d'Etat ? Le sentiment que « ce n'est pas normal » vient peut-être ici répondre, de manière très cohérente, à la façon dont le pouvoir lui-même s'exerce moins par la loi que par la marge d'appréciation laissée aux producteurs de normes. 


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