mardi 26 mai 2009

3/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009

2. De la souveraineté aux intermédiaires


Ce réaménagement des rapports entre le cadre législatif et l'activité « appréciatrice » des acteurs locaux a une conséquence : la manière dont ceux-ci vont se conduire, dans  l'exercice de leur profession, devient politiquement centrale. Du coup, au moment même où le gouvernement  renforce la liberté de ses agents et de ses services, il doit se doter des moyens  propres à s'assurer que cette liberté ira dans le sens des objectifs qu'il a fixé. De ce point de vue, la thématique de l'identité nationale, l'importance donnée aux  questions d'immigration, et l'affirmation de la nécessaire culture du résultat, ne sont pas  deux questions séparées mais constituent bel et bien un seul et même ensemble (c'est, au fond, la thèse centrale de Cette France-là). On peut même se demander si le second aspect n'est pas la raison secrète du premier ; autrement dit, si l'aménagement d'une forme de management par objectifs, loin d'être simplement le moyen d'atteindre le nombre de reconduites à la frontières fixé par le ministre, n'est pas la fin véritable de toute l'affaire. Soupçon : la mise en avant de la question de l'immigration n'est pas le moyen de son  moyen, à savoir le laboratoire d'un certain type de politique publique ?


Du point de vue philosophique, cette transformation consonne avec deux aspects de ce que Foucault nommait « biopolitique » : d'une part, le passage de ce qu'il appelait la « normation » disciplinaire, c'est-à-dire du régime où chacun supervise de manière rigide ce que font ses subordonnés, à une « normalisation » où il s'agit plutôt d'anticiper et de rectifier ex post, en laissant aux agents le choix des moyens et en comptant sur leur inventivité. D'autre part, cela suppose la construction de ce que Foucault nommait un « assujettissement » (c'est-à-dire la construction de sujets mettant toute leur liberté au service des objectifs généraux du pouvoir). La politique d'immigration ne s'incarne pas seulement dans la figure de son chef ou de son ministre ; elle prend tout autant corps du côté de ses acteurs locaux. La question serait : comment crée-t-on, politiquement et à l'échelle d'une société entière, les conditions de l'excès de zèle ? Le cas qui nous réunit ce soir, celui des philosophes débarqués de l'avion, est exemplaire à cet égard : après tout, il a fallu la dénonciation de l'hôtesse de l'air, celle du commandant de bord, toute une série d'attitudes et d'initiatives allant bien au-delà de ce qui est légalement requis. Je renvoie, sur ce point, à l'analyse menée dans Cette France-là du comportement des services électoraux, à partir du travail sociologique d'Alexis Spire. Celui-ci montre, par exemple, comment les employés des services d'immigration sont à la fois dépréciés dans la hiérarchie des  services, et dotés d'un pouvoir supérieur vis-à-vis des étrangers dont ils ont la charge : le ressentiment de n'avoir guère de perspectives professionnelles peut alors, par contrecoup,  trouver une compensation dans l'aptitude à décider de l'avenir des migrants. Ces employés, d'autre part, articulent leur activité dans le cadre d'un ethos professionnel et institutionnel, où la lutte contre les fraudeurs apparaît comme une condition de la sauvegarde du modèle français de protection sociale. (Cf Cette France-là, p.181).


Mener l'analyse critique de cette politique, ce serait donc examiner systématiquement comment, tout en se donnant comme l'expression d'une volonté singulière, elle organise l'initiative d'une multiplicité d'agents et de services en comptant notamment sur leur mise concurrence. Difficulté, ici, de la critique : avoir prise sur cette multiplicité d'agents suppose dans une certaine  mesure, de se dégager de la référence exclusive au chef de l'Etat et à son ministre, et d'interpeller  aussi les acteurs locaux.

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