mardi 26 mai 2009

5/5 Mathieu Potte-Bonneville. Intervention CFL / Ulm 06/04/2009


Conclusion : critique et récit.


Cela m'amène à la question des formes de la critique, que j'avais promis d'évoquer en commençant. Résumons-nous : si l'on admet que cette politique est effectivement singulière, nouvelle, inédite, la question est de savoir comment la critique peut lui être contemporaine. Quelles formes peuvent prendre un discours et une démarche critiques vis-à-vis d'un mode de gouvernement qui privilégie l'appréciation sur la législation, qui polarise les conduites individuelles sous la mise en scène de la volonté du chef, et qui réarticule son caractère restrictif et  contraignant dans l'horizon d'une volonté d'ouverture et de modernité ? Les difficultés se présentent, en cascade : la critique se laisse malaisément énoncer dans les termes de la défense de l'Etat de droit ; elle risque, en tombant dans la dénonciation de l'hyper-présidentialisation, de manquer cette autre personnalisation que constitue l'activation des multiples acteurs locaux ; elle tend à s'empêtrer dans une critique de la répression à la fois indispensable (car il y a bien violence, arbitraire, exclusion, délaissement) et perpétuellement mise à la marge par l'argument selon lequel c'est là le prix à payer pour cheminer vers l'avenir.


Quelle critique, donc ? Sans prétendre évidemment épuiser ce sujet, je voudrais dire un mot de l'un des choix qui a été fait  dans Cette France-là, et de sa pertinence politique : le choix de raconter, et le centrage sur les récits. Intitulées « Récits », les parties I et III du livre présentent l'une quatre-vingt histoires de personnes ayant fait l'objet de mesures d'éloignement, l'autre vingt-quatre portraits, un pour chacun des préfets ayant mis en oeuvre cette politique. Rien d'absolument original ici – depuis des mois, sur internet, ce sont pareillement des histoires qui circulent (telle interpellation scandaleuse, tel délit de solidarité) comme si une sorte de tradition du récit exemplaire se réactivait face au nouveau régime de pouvoir. Pourquoi cette vivacité nouvelle du récit ?


Pour convoquer une dernière fois la référence à Michel Foucault, puisque j'en ai fait le fil conducteur de ce propos, vous me pardonnerez une petite digression. Je participe en ce moment à la conception d' une exposition qui aura lieu à la bibliothèque de Lyon, à partir du 15 mai. L'expo s'intitulera « archives de l'infamie », et rassemble une sorte de collection imaginaire à partir d'un texte de Foucault « la vie des hommes infames », texte où Foucault rêvait de constituer une anthologie d'existence, à partir des récits puisés dans les registres d'internement de Bicêtre et de Charenton (ces textes frappants où, en quelques lignes, on résume la vie d'un homme pour l'enfermer à jamais). En préparant cette exposition, m'a beaucoup frappé le fait (rarement souligné) que ce texte, « la vie des hommes infâmes » et La volonté de savoir sont deux textes contemporains : autrement dit, que Foucault pose, au moment où il engage l'analyse de la biopolitique, la question de la force et de la portée politique du biographique (installant le souci de « la vie » dans une tension entre la vie biologique et la vie racontée). Lien ambigu : en un sens, la  biographie est ce par quoi le pouvoir s'assure une prise sur les existences ; en un autre sens, elle est aussi ce en quoi se lit le mieux la logique individualisante du pouvoir, le caractère intolérable de certains de ces effets, les efforts des hommes pour lui résister.


Cette ambiguïté a quelque chose de très actuel. Voyez comment la communication gouvernementale à propos de l'immigration oscille en permanence entre la présentation des chiffres et le storytelling : ainsi encore, voici quelques jours, la régularisation de ce sans-papiers devenu champion de boxe. D'une main, on occulte les effets de cette politique sur les existences en comptant sur l'abstraction du chiffre, de l'autre main, on occulte la violence de cette abstraction même dans une rhétorique du récit exemplaire, censée illustrer la volonté gouvernementale de privilégier le cas par cas. Du même coup, il est assez logique que la question de savoir comment raconter acquière une importance politique nouvelle. Pour s'en tenir à la manière dont, à mon sens, elle est présente dans le travail de Cette France-là : 1/ comment démonter l'usage « narratif » des statistiques et des objectifs, la façon dont le pouvoir actuel se met en scène et se raconte à travers eux, invente quelque chose comme « les deux corps de Nicolas Sarkozy » - l'un de chair, l'autre de chiffres ? 2/ Comment faire usage du récit pour décrire un certain style de pouvoir ? C'est la question que nous nous sommes posés en rédigeant des portraits de préfets : faire du portrait la forme adéquate à décrire une certaine cohérence qui se trouve en s'inventant, et qui se singularise par sa façon de mettre à profit les occasions et le contexte, pour remplir mieux que d'autres les objectifs présidentiels. 3/ Comment enfin (et d'abord, puisque le livre s'ouvre par là) raconter des vies confrontées à la politique actuelle ? A cet égard, lorsque Cette France-là propos de proposer quatre-vingt portraits, ce n'est pas pour impressionner ou pour « faire nombre » : c'est pour rompre, par la série, avec l'oscillation entre l'histoire singulière et l'abstraction des chiffres ; c'est pour faire apparaître la cohérence d'une politique dans ses sinuosités mêmes, dans la façon dont, confrontée à des situations toujours singulières, elle invente effectivement au cas – mais elle invente des moyens de refouler, de limiter l'accès au droit et de reconduire à la frontière. Pour mordre de façon pertinente sur la manière dont ce pouvoir entreprend de gérer la vie, peut-être faut-il ne pas cesser de raconter des vies. D'en raconter plusieurs.

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