Mon témoignage concernant les faits qui se sont déroulés sur le vol Paris-Kinshasa du 16 déc dernier.
Je suis enseignante en philosophie. A la FCPE et au RESF j’ai été et demeure engagée aux côtés des sans papiers. Le 16 décembre dernier, dans l’avion qui nous conduisait, mes collègues et moi à un colloque universitaire à Kinshasa, j’ai, réfléchi parlé et échangé avec d’autres au sujet de l’expulsion de trois sans papiers, dont une femme, présents menottés au fond de l’avion dans cette quatrième classe dite « prison » que la compagnie « Air France » impose à ses clients en les prenant au dépourvu.
J’ai posé des questions au chef de mission de l’escorte policière pour savoir s’il infirmait ou confirmait que les expulsés étaient des « violeurs » comme l’avait prétendu la personne qui distribuait les tracts dissuasifs à l’entrée de l’avion. Après avoir été informée que ce n’était pas le cas mais qu’il s’agissait de sans-papiers jugés, condamnés et punis pour simples raisons administratives et politiques, j’ai avec d’autres exprimé ma désapprobation : la situation, ai-je dit, est assez douloureuse comme cela sans qu’il soit besoin d’en rajouter et de salir en plus l’honneur des expulsés.
Voilà ce que j’ai à dire à ce sujet. La justice est une chose, la morale en est une autre et l’honneur une troisième. Quand on n’a aucune idée de la justice, on peut néanmoins avoir le sens de la morale. Et même quand on a perdu le sens moral, par ex quand on est un brigand, on peut encore garder celui de l’honneur. C’est très grave de retirer à quelqu’un son honneur. Celui qui n’a plus d’honneur a tout perdu : pour de nombreux êtres humains la mort est un moindre mal. Le droit à l’honneur est un droit si profondément humain que même les morts continuent de l’exiger en silence, comme le rappelle avec force l’Antigone de Sophocle.
J’affirme que s’il y a eu un problème avant le décollage du vol Paris-Kinshasa le 16 décembre dernier, c’est d’abord à cause du mensonge initial par lequel on essayait, au mépris de l’honneur des expulsés, de calmer les scrupules des passagers. Cette ultime violence est inacceptable. Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement d’un dérapage insignifiant et isolé. Des anthropologues qui étudient les conditions du retour des expulsés, comme d’autre part des militants de L’Association des Maliens Expulsés, parlent et écrivent au sujet de la honte des refoulés, de cette hantise de passer pour des criminels qui leur interdit de surmonter l’épreuve de l’expulsion et les condamne, après leur retour, à une mort sociale. La plupart d’entre eux n’osent même pas informer leurs familles de leur expulsion. Cette honte n’est pas naturelle, elle est induite et leur est imposée par surcroît par les conditions de leur rétention puis de leur expulsion. Parce que j’étais instruite de cela, il m’a paru que jouer sur et de cette honte était inadmissible et à vrai dire, assez atroce. Mon sursaut, l’élan qui m’a conduite à aller poser des questions est l’expression d’une révolte et d’une inquiétude très profondes. Je ne suis pas une habituée de l’action, ni une militante aguerrie. Certes, je pense que la politique d’immigration européenne, particulièrement dans sa version française, est injuste et également, que cette politique est contraire aux règles de la morale. Pourtant ce ne sont pas dans ces raisons que j’ai puisé la force de me soulever mais mue par l’impérieuse, obscure et archaïque nécessité de sauver au moins l’honneur, révoltée par l’intolérable violence du mensonge, de cette ultime injustice qui peut sembler mineure mais qui en réalité totalise toutes les autres. Ce sont traditionnellement les femmes qui ont en charge l’avenir : ce qui se passe après, une fois que tout est perdu, une fois le combat terminé. En tant que femme, j’ai, avec d’autres, contribué à exiger et à obtenir qu’au moins ces sans-papiers, déjà privés de liberté, bannis (ce qui est une peine très lourde : Socrate la considérait pire que la mort) et spoliés par dessus le marché (car on les expulse sans leurs biens) en dépit du fait qu’ils sont innocents, recouvrent leur honneur et par là la possibilité d’un avenir.
Par la suite, durant le vol qui s’est déroulé dans une ambiance calme, particulièrement sympathique et chaleureuse, car les liens noués au décollage ne se sont pas distendus, nous avons été plusieurs à parler avec amitié entre nous et avec les sans papiers. Une collecte a été organisée pour apporter un premier secours à l’une d’entre eux, particulièrement fragile et démunie. J’ai pris le soin de recueillir quelques témoignages au sujet de l’expulsion de mon ami Pierre Lauret.
Pour cela j’ai été interpellée, retenue en GAV. On a traumatisé mon fils de onze ans. On a violé mon intimité : on m’a regardée nue, on a exigé que je me courbe en avant pour mieux voir mon anus. Lors d’un déplacement (mais pas lors du second), on m’a menottée et ainsi exposée aux regards dans l’aéroport de Roissy. Si ces humiliations étaient réglementaires et inévitables, pourquoi n’ont-elles pas été infligées à mes deux collègues masculins ?
Je n’ai aucune garantie que cela ne se reproduira pas car je suis sous le coup d’une enquête préliminaire. Je risque une condamnation.
Pourtant j’affirme que poser des questions à un agent de la force publique ne saurait être tenu pour un délit, même si ces questions révèlent de fait des pratiques honteuses. J’affirme que nul n’a le droit de m’interdire d’agir avec humanité et par amitié. Je pense que nous passagers, quelle que soit la responsabilité et dès lors le pouvoir du commandant de bord, sommes en droit, dans ce genre de cas qui est grave et pose un dilemme moral, de nous consulter et de nous exprimer sur les conditions dans lesquelles on nous transporte. Nous sommes des clients soit, mais des êtres humains, pas des marchandises inertes. Le commandant de bord a autorité sur nous parce qu’il est un expert et que lui seul sait piloter l’avion. Mais il ne saurait se transformer en tyran et n’a aucune autorité sur nous dès lors que les questions qui se posent sont d’aussi graves questions morales.
J’ajoute qu’à force d’injustices et de provocations, il n’est pas impossible, comme l’indique d’ailleurs la nervosité et la peur visibles des personnels, qu’un incident grave finisse par se produire un jour. Nous avons en plus de tout, le droit d’exiger de voyager dans des conditions de sécurité acceptables, qui ne sont pas réunies du moment que sont commises dans les avions, a fortiori en toute légalité, des actions que de plus en plus de gens jugent affreusement injustes et condamnables.
Je ne me reconnais coupable de rien dans cette affaire, je conteste avoir fait quoi que ce soit de répréhensible en sympathisant réfléchissant et conversant avec les uns et les autres dans l’avion. Je pense avoir été abusivement emprisonnée et brutalisée pour ces faits et je pense l’avoir été d’autant plus que je suis une intellectuelle et une femme.
J’appelle enfin à réfléchir sur ceci : choisir le lieu de sa résidence sur terre n’est-ce pas un droit humain inaliénable ? Dans le monde tel qu’il est, étant donné les conditions économiques, politiques et environnementales dans lesquelles nous vivons désormais, l’attribution des titres de séjour peut-elle continuer de dépendre exclusivement de la volonté arbitraire d’Etats ou d’union d’Etats ? Ne relève-t-elle pas, au contraire, d’une souveraineté élargie et partagée entre tous les hommes, et d’institutions internationales représentatives et paritaires ? J’invite dès lors à considérer les sans-papiers injustement persécutés, non plus comme des coupables, mais comme les douloureux pionniers et les courageux éclaireurs d’une justice à venir.
Sophie Foch-Rémusat, 19 janvier 2008
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