jeudi 26 mars 2009

La loi et la liberté

Par Sylvie Spekter dans Bonjour Bobigny N°468

Vous partez en voyage. Détente, travail ou visite à la famille. Au comptoir d’embarquement de l’aéroport, la police vous tend un papier à en-tête bleu blanc rouge du ministère de l’Intérieur. “Les éléments suivants doivent être portés à votre connaissance, afin que nul n’en ignore…” La formulation est volontairement juridique car il est question de délits, d’articles du code pénal, d’amendes et de peines de prison. Cette notice n’est pas distribuée à tout le monde. Elle vous est personnellement remise pour ce vol précis: vous allez voyager avec une personne
expulsée de France. Sièges réservés…N’imaginez pas que c’est exceptionnel. “Pour 2009, l’objectif est de 26000 reconduites à la frontière”, a déclaré début janvier Éric Besson, nouveau ministre
de l’Immigration. “Un tiers des expulsions se font par Air- France,explique Gilles Reboul, steward et militant CGT. Et on peut y être confronté même sur des lignes intérieures comme un Bordeaux-Paris qui amène les gens vers les aéroports d’où partent plus de vols longs courriers…
Sur certaines destinations, on réserve quasi systématiquement
des sièges pour les expulsions. Ça évite d’avoir à en refuser un à un passager qui a payé son voyage, pour faire de la place à la personne
expulsée et aux deux policiers de l’escorte. La police a un droit de réquisition de siège jusqu’à une heure avant le décollage, et souvent le groupe arrive à la dernière minute pour éviter que
les associations ne soient au courant et tentent d’arrêter l’expulsion.”
Moyennant quoi la République, c’est-à-dire les contribuables, paie plein pot:
“Le coût budgétaire des reconduites à la frontière s’établirait à environ 20970 euros par personne reconduite”, détaille un rapport du Sénat*. Au fond de l’avion. Une fois dans l’avion, vous ne vous apercevrez peut-être de rien.
Le groupe a embarqué avanttous les autres passagers, il estgénéralement au fond de
l’avion, et les policiers sont encivil. Mais il est aussi possibleque cela se passe mal. C’est de plus en plus fréquent. “Surtoutdepuis deux ans, indique FrançoisHamant, vice-président du syndicat de pilotes Alter. Onpeut facilement dire qu’il y a aumoins un “incident” par mois. Nous demandons régulièrementles chiffres à l’entreprise(Air France-KLM)qui refuse de les donner. Pourtant,
chaque problème– quel qu’il soit –fait obligatoirementl’objet d’un RDS (Rapport de sûreté) par le commandant de bord.” Les 12élus (CFDT, CGT, FO et CGC) du comité central du groupe Air France KLM ont tenté en 2007de toucher les actionnaires d’Air France là où cela fait mal:aux dividendes, en argumentantsur l’impact commercial négatif. Ils leur ont demandé dans une motion“de se prononcer
pour l’arrêt de l’utilisationdes avions du groupe pourles expulsions d’étrangers qui
nuisent à l’image de la compagnie.”Sans succès.
Et les passagers. Côté passagers,les réactions solidairesprennent différentes formes.Il arrive qu’ils se cotisent pour remettre de l’argent à la personne
expulsée, qui peut être arrêtée à n’importe quel moment. Comme on peut le lire
dans ce jugement d’une cour d’appel: “M. O. a été interpellé le 4 mars à 7h45 alors qu’il vaquait à son travail, porteur d’un balai et d’un seau bleu, dès lors en tenue de travail. C’est dans cet état qu’il a été conduit au CRA (centre de rétention administratif) avec son matériel de travail, puis, sans attendre qu’il soit statué sur la présente procédure d’appel, “expédié” dans cette tenue, sans avoir pu sefaire remettre ses effets personnels et sans argent, sur Alger alors que sa famille réside
à Constantine…”Des histoires comme celles-là, on peut en lire tous les jours sur le site de la Cimade. Que risque-t-on à s’inquiéter de quelqu’un qui, ayant passé plusieurs jours en centre de rétention sans savoir ce qui se passe, sans pouvoir dire au revoir aux siens, ni parler à un avocat, “craque”, pleure, se plaint? Qu’en coûte-t-il de refuser d’être forcé de se taire quand on est témoin de mauvais traitements que les policiers appellent “gestes techniques”?
Le pilote aux commandes.Ce qu’il faut savoir, c’est que dans un avion, le seul maître à bord est le pilote. “Et on le rappelle même aux policiers, ajoute François Hamant, quand ils insistent
pour que le “transfert” ait lieu.” Eh oui, parce qu’en plus de faire une croix supplémentaire dans la case “reconduites à la frontière” des tableaux du ministère, les policiers d’escorte bénéficient de miles pour ces parcours, ce qui leur permet de voyager personnellement moins cher… “C’est le commandant de bord qui juge de la situation et peut décider de faire débarquer un passager si les conditions de sécurité ne sont pas remplies pour le vol. D’ailleurs, aucune procédure n’a jamais été enclenchée contre un commandant de bord”, précise François Hamant. Ensuite, comme sur tout le territoire, le droit pénal s’applique aussi dans un avion. Au vrai, les peines sont rarement prononcées. Et le plus souvent, les convocations au tribunal se soldent par une relaxe, une dispense de peine ou une amende symbolique. Car, au nom de la liberté d’expression, on a encore le droit en France d’exprimer verbalement son opposition à une expulsion, et en tout cas son indignation
face au non-respect des droits de l’homme.

*Rapport du sénateur (UMP) des
Hautes-Alpes Pierre Bernard

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