samedi 21 mars 2009

Les sans papiers sont l'avenir du syndicalisme

Par Sophie Foch-Rémusat "24 heures philo"

Ces derniers temps, il est beaucoup question de retour au protectionnisme et du spectre du nationalisme qu’une sagesse économique avait réussi à faire rentrer sous terre et que la crise semble avoir réveillé. Le président français presse les entreprises d’investir prioritairement en France, le gouvernement espagnol appelle les Espagnols à acheter espagnol et le Premier ministre britannique a parlé de réserver aux travailleurs britanniques les emplois britanniques. A propos des manifestations récentes de Saythorpe et de l’extension de la raffinerie Total à Lyndsey, les syndicats se divisent, l’espagnol UGT et l’italien CGT protestent contre l’anglais UNITE. C’est triste et inquiétant.
A Paris, des sans-papiers occupent la bourse du travail en prétendant forcer la CGT pourtant amie, à mieux défendre leurs intérêts de travailleurs isolés, créant de ce fait une situation confuse et tendue. C’est préoccupant. Pourtant aussi encombrants et indisciplinés soient-ils, ces sans-papiers n'offrent-ils pas une planche de salut en obligeant à plus d’ouverture ?
Plus généralement, est-ce que la crise n’offre pas une chance de redistribuer les cartes politiques en mettant fin aux conséquences pernicieuses car déboussolantes d’une tartufferie, d’un hold-up sémantique par lequel la droite en devenant «libérale» avait réussi à se faire passer pour la meilleure amie de la liberté ? Bas les masques, les électeurs de Sarkozy en sont pour leurs frais : ils voulaient du libéralisme, ils ont récolté le gouvernement le plus autoritaire depuis de Gaulle. La droite reprend sa place en retrouvant la logique de l’ordre et du contrôle. Cela libère la gauche, lui offre des occasions de se reprendre qu’il est urgent de saisir notamment dans la perspective des élections européennes. Pour mettre en perspective la question de la libre circulation des travailleurs dans une Europe ouverte on pourrait donc revenir sur la question cruciale des sans-papiers. Leur combat est d’avant-garde.
L’appellation «sans-papiers» n’est pas anodine. Comme le fait remarquer Damien Lecarpentier, elle est forte, politique, c’est tout un programme : elle ne décrit pas une situation (comme le ferait l’expression «en situation irrégulière» par exemple) mais affirme une privation (de droit de séjour et de travail) et par là indique la voie d’une libération. Lecarpentier suggère d’ailleurs le rapprochement entre «sans-papiers» et «sans terre». Le mouvement des paysans sans terre au Brésil est né d’une préoccupation : il apparaissait en effet impossible de rendre l’abolition de l’esclavage vraiment effective sans une réforme agraire qui réaffirme le droit de propriété en limitant la confiscation de la terre par les grands latifundiaires. Les anciens esclaves ne pouvaient survivre sans avoir de terre pourtant ils ne pouvaient pas non plus en acquérir, ni par héritage bien sûr, ni par échange marchand puisqu’ils n’avaient pas d’économies d’une part et que d’autre part les prix étaient élevés. («Bilan sur la question de la terre, un entretien avec Tomas Balduino»).
Dans un esprit voisin, les sans-papiers contribuent à inscrire un droit à la vie au cœur de la dernière génération des droits de l’homme qui prend enfin en considération les droits économiques et sociaux. Si les sans-papiers sont persécutés, pourchassés, jugés, expulsés, enfermés parfois dans des conditions indignes (rapports Migreurop) c’est que, de la même manière que les paysans sans terre s’installent et occupent des terres sans y avoir été au préalable autorisés, ils prennent la liberté pour eux vitale, de migrer, s’installer et travailler. On veut nous faire croire que c’est un mal. Pourtant la liberté ne s’hérite ni ne s’achète, il faut se l’approprier. Sans terre et sans-papiers par leur action nous obligent donc à renouer avec la propriété dont la vraie nature est la jouissance et dont la discrétion est la loi. Qui, comme la connaissance est douteuse (critique) autrement dit ne se justifie que de procéder d’un inappropriable qui la fonde (en ce sens on dit avec esprit que la propriété est le vol).
Les sans-papiers interrogent et redécouvrent ce qu’il y a de propre dans la propriété. C’est probablement ce qui inquiète en eux. Pourtant ils ne font que mettre en doute l’idée commode mais fausse, selon laquelle le travail serait quelque chose que l’on pourrait échanger. Ce qui suppose, comme l’a montré Marx, une immense indifférence. Que le travail de chacun soit artificiellement rendu équivalent au travail de n’importe lequel autre, du coup ne vaille plus rien et qu’on ne raisonne plus qu’en termes de quantités de travail. Le jeu de l’exploitation capitaliste veut croire et faire croire, pour dégager la plus-value qui gonfle le capital, que dans un monde envahi et dominé par un régime de propriété illimitée, le travail n’est plus qu’une simple marchandise. Il y a là un abus. Celui qui est devenu pauvre pense n’avoir plus rien. Le capitaliste le trompe en lui faisant croire qu’il possède toujours sa force de travail qu’il n’a qu’à lui vendre. C’est une manière de spéculer sur la liberté en la dérégulant, d’en finir avec la puissance de la pensée et l’extraordinaire complexité de l’avoir qui fonde notre pensée des possibles.
Qu’est-ce en effet qu’avoir dès lors que, s’il est impossible d’avoir tout, en revanche on peut avoir même rien : «avoir une privation», au sens d’avoir un pouvoir, d’être libre, puissant ? Par exemple si je suis musicien accompli j’ai le pouvoir de ne pas jouer, en plus de celui de jouer. Cette possibilité existe vraiment : celui qui ne sait pas jouer ne peut pas ne pas jouer. Peut-être qu’un Mozart sommeille en tout enfant, il n’empêche que ce n’est pas dans le même sens qu’on dit que n’importe quel enfant peut devenir musicien et que tel musicien accompli, actuellement au repos, peut jouer de la musique. Car dans le cas de l’enfant, le devenir suppose une altération, un changement d’être, à la faveur par exemple d’une éducation, mais c’est sans subir aucune altération que le musicien pourra jouer quand il aura fini de se reposer. Donc la possibilité qu’il joue existe plus et mieux qu’une simple possibilité générale, abstraite.
Toute une métaphysique procède de cette extraordinaire pensée de la propriété, pleine de paradoxes, qui fonde aussi notre pensée de la justice - car si je n’ai rien (comme le dernier fils du meunier de la fable du chat botté qui ayant été désavantagé au moment de l’héritage, se lamente de n’avoir eu qu’un pauvre chat) j’ai au moins la liberté (l’imagination, l’intelligence, la parole) - c'est à dire le pouvoir. Mais il faut bien comprendre que de «si tu n’as rien au moins tu es libre», qui est le principe même de la démocratie, à «si tu n’as rien tu es serf», il y a une infinie différence dont pourtant l’esprit du capitalisme n’aura cessé de se moquer.
Avec le travail et la liberté, les sans-papiers, eux, ne jouent pas, hors cadre et hors contrôle. Ils montrent ce que la mondialisation porte de libérateur. En prenant des risques inouïs, avec un sérieux admirable, ils perturbent l’espace «idéal» du marché du travail soudain saisi par le temps et débordé par l’urgence de vivre. Cela fait beaucoup d’histoires d’être sans papiers. Des milliers de tragédies qui se croisent, mais ne se confondent jamais, profondes, pleines de secrets. Chaque trajectoire est singulière. L’existence des travailleurs sans papiers est un démenti flagrant à la fiction du travail comme marchandise qu’on échangerait dans le pur espace fictif et contrôlé du marché. Si un travailleur sans-papiers existe, alors ce n’est ni sur un marché ni dans aucun espace (toujours construit, réel et faux à la fois), mais vraiment dans le monde qui est à la fois un seul, comme l’a justement dit Badiou, donc commun et pluriel - et singulier.
C’est pourquoi le président Sarkozy fait de l’immigration son cheval de bataille. Il défend le marché en défendant aux hommes de commercer librement. Mais le commerce est aussi humain, nécessaire, vital et libre que le marché est inhumain, superflu et mortellement contraignant. Commercer c’est faire circuler les biens autour de la terre - non qu’ils soient indifférents et interchangeables mais justement parce qu’ils sont uniques, précieux, irremplaçables. Parmi ces biens, il faut évidemment compter au premier rang les trésors de talents des hommes et des femmes. Seules les marchandises auraient le droit d’être libres, parce qu’elles ne sont rien.
Aujourd’hui contrôler le marché du travail c’est assurer la pérennité de cette fiction, c’est-à-dire d’un système de production et d’exploitation qui est peut-être en train de craquer de l’intérieur et discrètement. D’un système qui comme Marx l’a montré, repose uniquement sur la construction d’un mythe et d’une espèce de fausse religion. Sur une cauchemardesque substitution au monde réel d’un espace fictif dans lequel les tables ne sont plus des meubles utiles pour écrire ou partager un repas, mais s’animent, se mettent à danser sur leurs quatre pieds de marchandises, des espèces de choses en soi automatiques qui semblent douées d’une vie propre, dans un monde hyper réaliste et menteur de fétiches et de superstitions, où plus rien n’existe vraiment, mais où tout s’échange dans une féroce indifférence universelle.
La question qui se pose aujourd’hui est celle-ci : est-ce que les forces de gauche, est-ce que les syndicats vont saisir l’occasion de prendre un peu d’avance ou est-ce qu’ils vont se contenter de disputer au patronat le pouvoir de contrôler le marché du travail en acceptant dès lors, de fait, de compter le travail pour une marchandise ? Si on cède sur ce point théorique, en acceptant la fermeture et le contrôle du marché du travail, quelle que soit la contrepartie, on aura conclu un pacte avec le diable et un marché de dupes. Car on aura au bout du compte condamné la possibilité du dialogue social.
Un dialogue en effet n’est pas une simple discussion, ni non plus un débat. Il n’est pas un moyen de régler à l’amiable ou du moins pacifiquement, des litiges. Pour avoir un litige, il faut être égaux, parler de la même chose dans la même langue. Mais les conflits sociaux sont, comme l’affirmait Lyotard, des «différends». Syndicats et patronat ne parlent pas de la même chose, ils ne peuvent jamais s’entendre. Cela non seulement n’interdit pas, mais exige le dialogue entre eux. Les uns raisonnent en termes de contrats, de marché, de marchandises et autres fictions rationnelles. Les autres rappellent qu’en réalité, il existe des hommes et des femmes vivants.
Être de gauche c’est avant tout avoir le sens de l’économique et du social. En politique il n’y a pas que des débats, des raisons et des idées, avant tout il y a des faits et des rapports sociaux. Si la politique suppose et commence par créer le cadre de l’égalité, en réalité il n’y a d’égalité que de manière fragile, discontinue, dans les luttes, les silences, les suspens, les césures, les failles et les faillites de tous les discours. Aucune politique ne met fin d’un coup aux inégalités.
Le dialogue social prend le relais des discussions politiques parce que le dialogue est l’étrange manière de ne pas communiquer de ceux qui ne parlent ni de la même chose ni la même langue. Une espèce de communication impossible entre étrangers dont l’un des deux, le plus fort, appelle nécessairement l’autre un « barbare » : celui qui n’a pas la parole. Le dialogue suppose donc qu’il reste quelque chose de toutes les discussions et de tous les débats, quelque chose d’essentiel et qu’on ne peut pas oublier, qui se tient là obstinément au milieu comme le rappel d’une dette archaïque à laquelle on ne saurait se soustraire sans renoncer à la justice. En ce sens les sans-papiers sont l’avenir du syndicalisme et plus généralement du mouvement social.

1 commentaire:

surmely alain a dit…

Brillante et convaincante analyse qui rappelle notamment toute la pertinence de l'analyse marxiste sur le "marché du travail".Le concept majeur de travail-marchandise est,de fait,un outil particulièrement précieux pour décrypter et éclairer la situation des sans-papiers.Il est d'ailleurs possible,à mon sens,d'évoquer une situation proche de l'esclavage tant le déni de tout droit est flagrant pour les sans-papiers.Le versant politique de cette question ne doit pas non plus être ignoré.La comparaison avec De Gaulle présente à mon avis des limites.Il me semble que l'on est là confronté à un régime(fort récent:même pas 2 ans!)d'une nature différente qui reste à bien identifier mais qui peut l'être notamment à travers la question des sans-papiers.